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11 - Espaces européens et transferts culturels

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Caroline Moine, Yves Bouvier et Michael Palmer

L’Europe au cœur de circulations et de transferts transnationaux

Le Temps des médias n°11, hiver 2008-2009, p.6-9

L'histoire des circulations et transferts culturels a fait l'objet de nombreuses études depuis une vingtaine d'années, sur la lancée en France des travaux de Michel Espagne et Michael Werner [1]. Le domaine des médias, pourtant structurellement animé par des circulations et des réseaux, est cependant resté partiellement hors de cette nouvelle dynamique historiographique : le cadre national demeure largement prédominant, dans une série de monographies, au mieux inscrites dans des perspectives comparatives portant sur des aires culturelles considérées comme closes [2]. Ce dossier propose de s'interroger précisément sur les dynamiques internationales et transnationales qui animent l'histoire des médias à l'appui d'une série d'études empiriques allant du xviie au xxie siècle.

L'Europe a été retenue comme espace privilégié d'analyse, non par européocentrisme excessif, mais bien plutôt pour tenter de vérifier les effets d'importation-exportation, d'influences, de déplacements, d'appropriations et de réciprocité éventuelle, voire d'hybridation à l'échelle d'un ensemble géographique précis, véritable espace-creuset de circulations et de transferts multiples. Les différentes études proposées s'intéressent, dans un cadre interdisciplinaire, aussi bien à la circulation des techniques que des modèles, des contenus et des formats médiatiques, sans oublier les acteurs qui sont les vecteurs de telles circulations.

En suivant les jeux de circulation et d'échanges, les articles de ce dossier abordent tant la production que la diffusion et la réception de différents médias. Il est ainsi question de presse écrite - sous forme notamment de gazettes (S. Haffemayer, P. Ugniewski), de revues satiriques, techniques, artistiques (JC Gardes, Y. Bouvier, L. Raytcheva), d'agences de presse (M. Palmer), mais aussi de radio (L. Laborie/S. Lommers), de télévision (C. Blet, E. Thomas, J. Bourdon), sans oublier l'iconographie avec les estampes (H. Duccini) et la photographie (M. Chermette). Il y a des absents bien sûr, comme le cinéma, dont l'histoire s'est écrite dès ses origines au cœur d'échanges transnationaux. L'internet n'est pas davantage présent, en dépit du caractère résolument international des médias électroniques. Néanmoins, les différentes études rassemblées ici permettent déjà de souligner l'importance du support pour nos questions.

De l'évolution des savoir-faire des graveurs de l'époque moderne à celle des inventions liées à la télévision, la circulation médiatique ne peut s'opérer que si sont réunies des conditions pratiques, notamment techniques et politiques, et ce à différentes échelles spatiales, du local à l'international. Le Concert européen retransmis en direct à la radio en 1929 est sans nul doute exemplaire pour la mobilisation de ces prouesses techniques qui permirent de faire jouer ensemble des musiciens se trouvant à Londres, Paris, Milan, Vienne, Zurich, Berlin (L. Laborie/S. Lommers). Ces savoir-faire se nourrissent eux-mêmes bien sûr d'une logique d'échange d'un espace donné à l'autre. Le contenu des médias est également étroitement lié à ce jeu des dynamiques spatiales, entre influence et contre-modèle, processus d'adaptation, de traduction ou même d'hybridation. La circulation internationale de modèles médiatiques repose en grande partie sur l'affranchissement de la barrière de la langue, plaçant ainsi la traduction au cœur des enjeux de la diffusion de textes, comme les écrits d'avant-garde dans la presse de l'Europe de l'entre-deux-guerres (L. Raytcheva). Le journaliste et artiste Geo Milev se fait ainsi traducteur pour servir de passeur entre la production culturelle allemande et ses lecteurs bulgares ou pour diffuser dans son pays la poésie du belge Emile Verhaeren. Hors des contraintes de traduction, les études de H. Duccini et M. Chermette analysent, à travers l'exemple des images dans les médias, l'influence de modèles étrangers. Ceux-ci sont plus ou moins adaptés et introduisent ainsi un renouvellement de l'iconographie et de la pratique de l'estampe au xviie siècle ou de la photographie de presse dans la France des années 1930. D'autres logiques sont encore à l'œuvre dans le cas de la production audiovisuelle, comme le montre l'exemple des telenovelas portugaises depuis les années 1990. Ces dernières sont réalisées en réponse au succès de leurs modèles brésiliens auprès du public portugais et qui avait été vécu par certains comme un nouvel « impérialisme culturel ». Cela témoigne bel et bien de la complexité des effets inhérents à l'exportation de modèles culturels et médiatiques (E. Thomas). La notion d'impérialisme médiatique, comme le souligne J. Bourdon dans sa réflexion sur la télévision, doit être ainsi nuancée et complexifiée.

Les différentes contributions reviennent également sur la diversité des acteurs et des circuits intervenant dans ce jeu de circulations. Diplomatie et médias forment un couple ancien, comme le rappelle P. Ugniewski dans son analyse des sources d'information de la Gazette de France au xviiie siècle. Les rapports des représentants officieux et officiels de la France dans la Pologne du premier partage servent presque mot pour mot à nourrir certaines pages de la Gazette. De nos jours, les Etats et leurs réseaux continuent à jouer un rôle essentiel dans le paysage médiatique international, et ce malgré la concurrence croissante de chaînes privées : en témoigne la création, à l'initiative d'Etats, de télévisions d'information comme la BBC ou France 24, censées contrer l'influence de la chaîne américaine CNN (C. Blet). Toutefois, d'autres niveaux de circulations que celui des Etats nourrissent les échanges et les dynamiques transnationales. Les individus, passeurs entre deux cultures, entre deux modèles, se sont souvent formés dans divers pays en voyageant à travers le continent. Ils contribuent activement à la diffusion et à la transposition de modèles médiatiques. Citons des artistes et journalistes comme Rubens à l'époque moderne ou les directeurs des revues satiriques allemandes de la Belle Epoque, Jugend et Simplicissimus, tous deux très familiers de la vie culturelle française après avoir notamment vécu à Paris. Groupes et milieux professionnels forment un autre niveau d'acteurs non étatiques pour lesquels les médias sont un support et un lieu d'échanges essentiels comme le rappelle l'étude de Y. Bouvier sur la construction d'une communauté internationale de pratiques technologiques via les revues d'électricité à la fin du xixe siècle. Scientifiques, techniciens et ingénieurs de l'électricité, de la radio ou de la télévision eurent un rôle direct dans l'évolution de leurs médias. Des institutions enfin, telles que les agences de presse et de photographies de presse et l'Union européenne de radiotélévision, représentent des relais d'importance dans la transmission de nouvelles pratiques et la diffusion de nouveaux modèles. J. Bourdon insiste également, y compris pour le cas des télévisions publiques, sur le poids des intérêts financiers et économiques.

Comme en témoignent les différents acteurs intervenant dans ces processus de circulation et d'échange, l'un des principaux enjeux de l'histoire des transferts et des circulations dans le domaine des médias est de mettre en lumière le jeu d'échelles entre les niveaux local, régional, national et l'ouverture internationale des médias. [3] L'étude du fonctionnement du bureau parisien d'une agence de presse mondiale, l'agence Reuters, des années 1950 aux années 1970 met ainsi en évidence ces différentes échelles qui s'imbriquent les unes dans les autres. Les interactions entre ces différents niveaux influencent alors la forme et le contenu de la diffusion d'informations (M. Palmer). A travers les différents articles de ce dossier, les médias en Europe apparaissent bel et bien inscrits dans un jeu de circulations traversant l'ensemble du continent, du Nord au Sud, d'Est en Ouest. Dans cette Europe des médias, la Pologne ou la Bulgarie ont leur place au même titre que les Pays-Bas, la France ou l'Italie. Plus largement, ces phénomènes de déplacements d'une nation à l'autre, d'une région à l'autre, relient les médias européens dans un complexe rapport de concurrence et d'influences avec des espaces extra-européens comme l'Amérique (M. Chermette, E. Thomas, C. Blet) ou le Japon (J. Bourdon). Ces études empiriques invitent ainsi à dépasser le seul cadre national pour rendre compte de l'histoire des médias, mais sans vouloir le remplacer par celui de l'Europe, qui peut paraître également trop figé. Il s'agirait plutôt d'encourager les travaux relevant d'une histoire croisée des médias [4], dans une approche dynamique, intégrant la complexité des objets étudiés, en constante transformation et influencés par des facteurs jouant à des échelles spatiales et temporelles très diverses. Le défi est de construire aujourd'hui une histoire culturelle plurielle des modes de production, de circulation et de réception des dispositifs internationaux de communication et d'information, fait remarquer Armand Mattelard dans l'entretien qu'il a accordé à Michael Palmer. Le parcours intellectuel de l'auteur de La communication-monde est profondément lié à un parcours de vie, de la Belgique divisée des Wallons et des Flamands à la question de la mondialisation en passant par l'expérience politique, sociale et scientifique chilienne des années 1960 et 1970. Le chercheur en sciences de l'information et de la communication rappelle l'importance de la perspective historique qui semble un peu trop perdue de vue dans les analyses récentes des processus médiatiques : voilà un parcours passionnant et un témoignage qui résonne tout particulièrement en conclusion, provisoire, de ce dossier.

[1] Michael Werner et Michel Espagne, Transferts. Les Relations interculturelles dans l'espace franco-allemand (xviiie - xixe siècle), Paris, Editions Recherches sur les civilisations, 1988.

[2] Sur ce sujet, voir notamment la journée d'études tenue par la Société pour l'histoire des médias le 14 juin 2002, dont les textes sont consultables sur http://www.histoiredesmedias.com

[3] Jean-François Revel. Jeux d'échelle. La micro-analyse à l'expérience, Paris, Seuil, 1998.

[4] Michael Werner, Bénédicte Zimmermann, De la comparaison à l'histoire croisée, Paris, Seuil, 2004

Citer cet article : https://histoiredesmedias.com/L-Europe-au-coeur-de-circulations.html

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