02 - Publicité, quelle histoire ?
Thèses
Le Temps des médias n°2, printemps 2004, p.233-243
Pierre Van den Dugen, Milieux de presse et journalistes en Belgique au xixe siècle (1828-1914). Des origines de l'État constitutionnel bourgeois aux débuts de la démocratie de masse , thèse de doctorat en Philosophie et Lettres (Histoire), sous la direction de Jean Puissant, Université libre de Bruxelles, 2003, 582 pages (+ annexes)
Réducteur, le titre de la thèse ne reflète pas l'ampleur du travail de l'auteur. Son projet ne se limite pas à comprendre la manière dont se construit un milieu professionnel ou à restituer ce mouvement dans son contexte politique, économique, socioculturel. Il propose ce qui manquait tant à l'historiographie belge, jusqu'ici nourrie d'une multitude de monographies : une véritable histoire transversale de la presse au xixe siècle. Maîtrisant parfaitement les plus récentes problématiques de l'histoire des médias, Pierre Van den Dugen a forgé sa réflexion en rassemblant une documentation dispersée et, notamment, en exploitant avec pertinence papiers personnels et correspondances de patrons de presse et de journalistes.
L'étude, qui s'applique à mettre en évidence la version belge de la révolution médiatique, tandis qu'émergent les sociétés de masse, relie les premiers temps de la liberté d'expression en Belgique à la Grande Guerre. Elle se décline en trois temps. L'auteur analyse, d'abord, les conditions du développement de la presse, la progressive domination du modèle de l'information et des journaux « commerciaux », l'enracinement des pratiques de marché. Puis il souligne les heurs et malheurs du modèle concurrent, celui des journaux « doctrinaux » (socialistes, catholiques, libéraux), fidèles à la mission éducative du journalisme et soucieux d'indépendance à l'égard des grands intérêts financiers. Enfin, il s'attache aux effets de la massification de la presse : le triomphe irréversible de l'information et, surtout, la constitution d'un groupe professionnel dont les contours identitaires se dessinent, les journalistes.
Au fond, au-delà des spécificités nationales sur lesquelles Van den Dungen insiste justement (poids du catholicisme, contrastes entre la partie wallonne et la partie flamande du pays…), la Belgique présente un modèle de développement très proche de celui de la France. Aux facteurs généraux (historiques, économiques, culturels) s'ajoutent sans doute les influences des proscrits de 1848 puis la Commune, et des entrepreneurs français, venus faire fortune à Bruxelles. Les premiers se greffent aux rédactions ; les uns et les autres créent leurs propres titres et restent fidèles, consciemment ou non, à une certaine idée de la presse. Et puis, au cours du xixe siècle, les patrons de journaux belges font aussi régulièrement le voyage de Paris pour puiser, auprès de leurs confrères, les recettes qui leur permettront de conquérir de nouveaux publics.
Bref, tout contribue à alimenter les similitudes. Si bien qu'avec un décalage d'une ou deux décennies, la métamorphose de la presse belge ne surprend guère un observateur français. Trois périodes se dégagent. La première, de 1830 à la fin des années 1860 voit triompher la presse partisane ou doctrinale, au cœur de la construction de l'État. La liberté est entière, politique, bien sûr, mais aussi économique. L'Étoile belge marque, alors, l'époque de son empreinte en introduisant en Belgique les principes de la presse de Girardin. Puis, en vingt ans (fin des années 1860-fin des années 1880), tout paraît basculer. La grande presse populaire conteste aux quotidiens partisans leur prédominance. Le roman-feuilleton et le fait-divers conquièrent peu à peu un vaste public qui se détourne du débat politique. Enfin, la période suivante enracine le succès des « journaux commerciaux » à fort tirage (Le Soir, La Dernière heure). Information, reportage, sport, nouvelles à grand spectacle séduisent un lectorat qui, toujours plus nombreux, ignore les feuilles partisanes. Socialistes ou catholiques ont beau dénoncer l'« américanisation » de la presse, déplorer le renoncement à la mission éducative du journalisme, et même adapter les contenus de leurs journaux aux nouveaux goûts supposés des classes populaires : rien n'y fait. Conjointement, tandis que les rédactions se gonflent et se hiérarchisent, s'affirme l'autonomisation du milieu professionnel. Les pratiques changent et, avec elles, se définit la conscience du groupe marquée, notamment, par la création de structures de solidarité (associations) et la volonté d'établir une frontière entre « vrais » et « faux » professionnels, journalistes authentiques et rédacteurs amateurs. Ainsi, irrémédiablement, le lien ancestral, qui unissait le journaliste et l'écrivain, se brise.
Sans doute l'auteur aurait-il pu s'attacher davantage aux itinéraires individuels ou se montrer moins discret sur les contenus. Mais la richesse de son information satisfait largement le lecteur exigeant. Alors, on ne peut que souhaiter la publication rapide – et complète – de cette thèse qui, d'ores et déjà , constitue une référence pour l'historien des médias.
Christian Delporte
Aurélie Luneau-Galy, La BBC et les Français : de l'écoute à l'action, 1940-1944 , thèse de doctorat d'histoire sous la direction de François-Charles Mougel, Université de Bordeaux III Michel de Montaigne, 2003, 814 pages (+ annexes)
La guerre des ondes… Les historiens des médias comme les spécialistes de la Seconde Guerre mondiale savent ce qu'ils doivent à l'ouvrage pionnier dirigé par Hélène Eck, nourri par ses recherches et celles de ses co-auteurs, parmi lesquels Jean-Louis Crémieux-Brilhac. C'était en 1985. Dix-huit ans plus tard, Aurélie Luneau revisite la thématique et, tout en montrant l'importance du travail cité, le prolonge, le recentre, l'enrichit. L'originalité de sa thèse ne tient pas tant à l'analyse de l'histoire française de la BBC, de 1940 à 1944. Sur le plan chronologique comme sur le plan institutionnel (de la structure des émissions aux relations avec les Anglais), nous savions à peu près tout. L'apport essentiel est ailleurs, et d'abord dans le judicieux projet qui consiste à saisir le lien sensible noué, par le biais du micro londonien, entre les hommes de la France libre et leurs compatriotes espérant la libération prochaine. Autrement dit, Aurélie Luneau pose la question – fondamentale pour tout spécialiste de la radio – de la relation à l'auditeur, dans le contexte particulier de la guerre et de l'occupation. Les émissions de la BBC ne sont-elles qu'un instrument de soutien moral, un outil contribuant à entretenir l'esprit de résistance ? Ou pèsent-elles davantage, en mobilisant la population et en la conduisant à agir ? Ce qui revient à estimer le poids, central ou périphérique, de la BBC dans le développement de la Résistance en France, de 1940 à 1944.
S'appuyant sur de multiples sources, britanniques, françaises, allemandes, l'auteure nous montre que, de ce point de vue, les choses ont lentement évolué. D'abord, une poignée d'hommes créent une arme radiophonique : fin 1940, la BBC est devenue une radio de combat. Pourtant, ceux qui l'animent, Saint-Denis, Bourdan, Oberlé, Marin et les autres, mettent plusieurs mois à comprendre sa réelle influence. La prise de conscience s'éveille, d'abord, grâce aux lettres qui, transitant notamment par le Portugal, avec la complicité des postiers, des cheminots, des censeurs, finissent par arriver dans les bureaux de la radio londonienne. Aurélie Luneau les a étudiées minutieusement, et pour toute la période. Arrivant par centaines, écrites par toutes les catégories de la population, elles expriment l'émotion et la reconnaissance des auditeurs. Toutefois, elles ne permettent pas aux destinataires de mesurer l'exact degré de résistance des Français. C'est un événement précis qui va décider du changement stratégique de la BBC : les manifestations d'étudiants, de jeunes, de communistes, le 11 novembre 1940. Son succès agit comme un révélateur : Radio-Londres doit user de son écho pour favoriser la mobilisation et la résistance civile. Brusquement, la BBC bascule « de la guerre des mots à la guerre d'action », bientôt favorisée par le relais essentiel de la Résistance intérieure qui, peu à peu, prend corps en France. Dès le 1er janvier 1941, la BBC lance ses premiers mots d'ordre, appelant les Français à faire le vide dans les rues des villes et des villages durant une heure. Puis l'action prend de l'ampleur : campagnes des « pièces de nickel », des « V », manifestations des 1er mai, 14 juillet, 11 novembre, etc. Aurélie Luneau analyse les succès, mais aussi les échecs, des multiples mobilisations : l'effet d'entraînement montre ses limites, dès que la BBC n'est plus en mesure d'estimer l'état d'esprit des Français. Elle souligne, avec pertinence, les hésitations et les erreurs tactiques parfois, la tentation – inévitable dans la logique de « guerre des ondes » – de la désinformation, les relations – parfois complexes – avec la Résistance intérieure, indispensable relais ; enfin, les liens avec les auditeurs qui découlent des orientations nouvelles et des répliques de l'occupant et de Vichy. À juste titre, l'ouvrage conclut sur le rôle essentiel de la BBC dans l'évolution de l'opinion et la structuration de l'action résistante. Les seuls regrets qu'on exprimera concernent le caractère étonnamment allusif de la thèse sur les messages codés et la surprenante discrétion sur les documents sonores que l'auteure cite pourtant dans l'exposé des sources (INA et British Library Sound Archives). Il reste que le travail d'Aurélie Luneau s'inscrit comme une référence majeure pour l'histoire de la radio, mais aussi pour l'histoire de la Résistance. Bientôt publié, sa qualité scientifique a déjà été saluée par l'attribution méritée du prix de la recherche de l'Inathèque de France, fin 2003.
Christian Delporte
Jean-Matthieu Méon, L'euphémisation de la censure. Le contrôle des médias et la protection de la jeunesse : de la proscription au conseil , thèse de doctorat en sciences politiques, sous la direction de Vincent Dubois, IEP de Strasbourg (université Robert Schuman), 2003
Trois repères peuvent aider à cerner ce travail.
Il se fixe sur les dispositifs institutionnels qui ont organisé des formes diverses de censure sur des biens culturels au nom de la protection de la jeunesse. L'attention de l'auteur se fixe cependant pour l'essentiel sur la question des illustrés et publications pour la jeunesse, puis sur celle de la télévision (contrôles, signalétiques), laissant assez explicitement de côté les productions cinématographiques.
En second lieu l'analyse se structure autour de séquences jugées critiques. Il s'agit au premier chef du vote de la loi de 1949 relative au régime des publications pour la jeunesse, puis sur les diverses séquences qui aboutissent (bien après l'ère du « carré blanc ») à la mise en œuvre d'une signalétique visible sur l'écran lors de la diffusion de certains programmes. Ce travail est servi par une enquête multiforme et attentive qui conjugue analyses de débats parlementaires, d'archives diverses, entretiens, observation participante au sein du CSA.
Enfin, la thèse de Jean-Matthieu Meon recèle… une thèse (ce qui ne va toujours de soi). La condenser dans l'idée de civilisation du contrôle serait durcir la référence plus distante qui est celle de l'auteur à Norbert Elias. Parlons donc plutôt d'une euphémisation graduelle des processus de contrôle, d'un glissement de dispositifs fonctionnant à la contrainte et à la prescription, vers des dispositifs où le contrôle passe par le conseil et la concertation, est plus encore déplacé vers les diffuseurs qui s'autolimitent, anticipent sur un cadre de définition du permis et du convenable issu des échanges avec les instances de contrôle. Les analyses de cette thèse montrent d'ailleurs à quel point les conseillers du CSA ont bien souvent des trajectoires sociales qui ont fait d'eux des acteurs du monde de la télévision avant d'en être les régulateurs. On recommandera tout spécialement la lecture du chapitre final qui manifeste la force d'une présence bien problématisée sur son « terrain », et met en évidence le dissensus sourd entre les « conseillers » souvent très (trop ?) sensibles aux impératifs pratiques et commerciaux des chaînes et les « chargés de mission » administratifs, souvent plus critiques, parfois quelque peu désabusés.
Au fil d'une soutenance très consensuelle, le jury a rendu hommage aux qualités de l'enquête, à la finesse d'un regard ethnographique, à la consistance de la thèse soutenue. Formulées plus en mineur les interrogations critiques étaient aussi convergentes : l'accent mis sur des séquences critiques ne restreint-il pas une vision plus globale et panoptique des évolutions ? Une présentation parfois plus synthétique n'aurait-elle pas produit une cartographie plus nette des institutions et réseaux que met en branle la cause de l'enfance ? Le glissement vers les auto-contrôles est-il une marque de civilisation de la programmation ou une licence pour les chaînes les plus commerciales ? Autant de questions que les prochains textes de J.-M. Meon sauront éclairer.
Erik Neveu
Gilles Bastin, Les professionnels de l'information européenne à Bruxelles. Sociologie d'un monde de l'information (territoires, carrières, dispositifs) , thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de Catherine Paradeixe, ENS Cachan, 2003, 637 pages
L'étude des pratiques professionnelles des journalistes donne lieu, depuis quelque temps, à une abondance de travaux sociologiques qui permettent de mieux saisir la complexité du processus de production de l'information. La thèse de Gilles Bastin sur « Les professionnels de l'information européenne à Bruxelles » ne déroge pas à la règle, mais présente par rapport aux études existantes, une double originalité : elle favorise d'abord, en se penchant sur un cas de figure étranger, un véritable décentrement par rapport aux approches jusqu'ici très franco-françaises ; elle adopte ensuite une posture méthodologique et théorique inédite dans ce domaine, en empruntant la plupart de ses analyses aux travaux de l'École de Chicago et à l'approche interactionniste.
Le sous-titre de cette recherche, « Sociologie d'un monde de l'information (territoires, carrières, dispositifs) » résume parfaitement l'objectif poursuivi : comprendre, en se plaçant au cœur de la relation qui lie les institutions européennes (notamment la Commission) et les professionnels présents à Bruxelles (journalistes, chargés de communication, de relations publiques…), comment se construit un « monde social » particulier (pour reprendre la terminologie d'Howard Becker), celui de l'information avec ses règles de fonctionnement, ses codes rhétoriques, sa division du travail, ses controverses, etc. Pour ce faire, Gilles Bastin fait preuve d'une réelle audace et d'une grande inventivité méthodologiques, au risque de désarçonner, au premier abord, son lecteur. Multipliant les échelles et les angles d'observation ; mobilisant un nombre impressionnant de travaux français, allemands et anglo-saxons de sociologues, d'économistes, de linguistes, de philosophes ; construisant son travail sur le modèle d'une mosaà ¯que, il réussit cependant, par une savante composition, la gageure de constamment maîtriser son sujet. Refusant de définir a priori la profession de journaliste, il adopte une méthode inductive en tirant peu à peu les leçons que révèle l'enquête de terrain.
Le premier objet d'analyse est celui des différents « territoires » de l'information, en particulier celui du Centre de presse de la Commission Européenne qui est fondé sur un ordre négocié du travail avec des procédures institutionnelles précises (accréditation, règles de prise de parole, dispositifs matériels, etc.). La sociographie du milieu des accrédités et l'étude de l'économie politique de l'information viennent compléter ce tableau qui laisse transparaître l'existence d'un espace de l'information (« le district européen ») et d'une organisation du travail reposant principalement sur des réseaux, sur la sous-traitance et sur un modèle d'activité free-lance.
Le deuxième axe de réflexion est consacré (à partir notamment d'un corpus d'offres d'emploi) aux « carrières » des professionnels de l'information. Celles-ci les conduisent à s'engager dans des relations d'emploi multiples avec tous ceux qu'ils côtoient (institutions, médias, ONG, think tanks…) : les mouvements des professionnels sont en quelque sorte contraints par une tension constante entre la logique de la profession journalistique (engagement professionnel) et les nombreuses opportunités qui se présentent à eux (engagement local). Les niveaux de l'engagement professionnel apparaissent alors comme des stratégies de portefeuille et de gestion d'une identité professionnelle plutôt que comme le produit de déterminations uniquement macroéconomiques.
La dernière partie s'attache à examiner les « dispositifs » c'est-à -dire les produits de l'information, l'ordre des mots et des discours dans le monde de l'information européenne. Une analyse détaillée des processus de diffusion des citations prouve que l'information est en fait un travail de coproduction entre divers acteurs (sources, journalistes, gens du desk, etc.). L'analyse lexicale d'articles de presse tirés du Monde et de Libération est tout aussi instructive et illustre le contraste entre deux modes de couverture des décisions de la Commission : l'une précautionneuse, l'autre engagée.
L'idée centrale qui se dégage finalement de la thèse est celle d'une réelle complexité et d'une forte labilité de ce marché du travail. Gilles Bastin remet partiellement en cause le modèle traditionnel de diffusion de l'information (celui du « flow ») et dévoile, d'une certaine manière, le glissement progressif d'un journalisme d'information à un journalisme de marché. On regrettera cependant que son travail ait tendance à sous-estimer les différences nationales qui pèsent à la fois sur les représentations et sur les pratiques du métier. On peut, en outre s'interroger sur les limites d'une approche interactionniste qui néglige la distribution inégale des compétences entre ces professionnels tout comme le poids des rapports de force qui s'instaurent entre les médias et leurs représentants à Bruxelles. Il n'en demeure pas moins que cette étude, par l'ampleur et par la qualité de la réflexion proposée, constitue une recherche de première importance pour la compréhension de l'activité journalistique aujourd'hui.
Rémy Rieffel
Magali Prodhomme, La place du discours sur l'éthique dans la construction de l'espace et de l'identité professionnelle des journalistes , thèse en sciences de l'information et de la communication, sous la direction de Jean-François Tétu, IEP de Lyon, Université de Lyon II, 2003, 2 tomes (+ 2 tomes annexes)
L'ouvrage oscille entre l'analyse de l'apport des historiens de la presse et du journalisme qui revisitent les discours tenus sur l'identité professionnelle des journalistes, et la conduite d'une enquête menée en 2000-2001, auprès des syndicats de journalistes et de responsables des syndicats des éditeurs de journaux et agences de presse, matériau que complète un corpus composé de chartes rédactionnelles, de manuels de style et autres textes fournis lors des enquêtes.
La thèse se distingue, d'abord, par sa richesse documentaire. Centrée sur les discours tenus à propos de considérations éthiques et déontologiques, elle se nourrit d'une analyse des propos tenus dans divers bulletins des syndicats de journalistes (1987-2001) et d'entretiens réalisés par Madame Prodhomme. Magali Prodhomme analyse, notamment, des textes parus dans Le Journaliste, Journalistes CFDT, La Morasse, Témoins, et un corpus d'entretiens réalisés avec des responsables patronaux (FNPF, SPQR, FFAP et l'Association des employeurs du service public audiovisuel). Conjointement, la thèse revisite l'apport d'historiens tels Jean Sgard, Pierre Rétat, Marc Martin, Gilles Feyel, Christian Delporte, des sociologues ou des socio-anthropologues – Cyril Lemieux, Denis Ruellan, etc. – et le travail réflexif de journalistes, responsables rédactionnels ou responsables d'entreprises de presse (tels Daniel Cornu et Henri Pigeat). S'y ajoute un matériau portant sur 18 titres de la PQR, trois titres de la PQN, deux hebdomadaires, quatre organisations de l'audiovisuel public et de TFI, cette dernière peu loquace au demeurant. Magali Prodhomme a mené, par ailleurs, en 2000, une enquête auprès des écoles de journalisme, afin de cerner la place faite à la formation déontologique.
De ce matériau divers, hétéroclite parfois, il ressort tantôt un discours incantatoire, tantôt des éléments qui permettent de cerner comment au cours des années 1980-1990, certaines rédactions et syndicats affinèrent leurs positions et textes de référence en matière de chartes rédactionnelles et de déontologie. Il est des rédactions où l'effort entrepris paraît d'autant plus convaincant que l'on peut identifier sa portée dans le fonctionnement même, au jour le jour, de la production et du traitement de la copie ; c'est lorsqu'on met ainsi « la main dans le cambouis » qu'échappant au seul discours de confrontation – « patrons » contre syndiqués – les réalités des conditions du travail apparaissent. Cela étant, comme le remarquèrent divers membres du jury, la thèse de Magali Prodhomme apporte également l'illustration que le « patron de presse » tient à faire respecter le sens de la hiérarchie dans l'entreprise.
Inscrit dans une longue durée et faisant explicitement référence à Norbert Elias, qui s'insurgea contre « le repli sur le présent » comme prisme déformant des « réalités du passé », le travail procède tantôt par « grands zooms », tantôt par une analyse serrée des acceptions de certains mots-clés. Ainsi, « l'honneur » du journaliste en 1880 – affaire d'appréciation individuelle pour l'essentiel, devint par la suite « dignité professionnelle » et terme identitaire dans la défense des intérêts d'une profession, et ce depuis la création du SNJ et de sa charte constitutive (1918), la loi Brachard de 1935, et les tentatives de refondation de la presse à l'issue des années de l'Occupation, de la collaboration et des procès qui s'en suivirent. Plus d'un demi-siècle plus tard, l'enquête de Magali Prodhomme s'avère un complément utile aux travaux entrepris par Louis Guéry, du CFJ, et à ceux d'autres responsables de formation, qui, vers 1990, analysaient déjà les discours à propos de la déontologie. Elle pointe aussi, parfois, la difficulté qu'éprouvent le praticien et l'universitaire à se comprendre. En témoigne cet extrait d'un responsable d'un hebdomadaire régional, soucieux d'aider « la doctorante » dans sa démarche, qui prévient : « Prenez garde au langage universitaire dans vos relations avec les professionnels ; des expressions comme « la construction discursive de l'espace professionnel des journalistes » les font hurler de rire ! »
Michael Palmer
Annick Batard, La critique journalistique des cédéroms culturels, entre promotion commerciale et invention d'un genre , thèse de doctorat en sciences de l'information et de la communication, sous la direction de Pierre Moeglin, université de Paris 13, 2003
L'objectif de la thèse est d'examiner « comment et dans quelle mesure la presse écrite a contribué au processus de légitimation du cédérom comme produit culturel, par le biais d'une critique spécifique. » Annick Batard a travaillé sur un terrain difficile à définir. Au fur et à mesure de l'accroissement du nombre de cédéroms analysés, elle a constaté combien les catégories étaient peu aisées à établir précisément. Les cédéroms décrits par les critiques se rattachant à un ou à plusieurs des pôles, le ludique, l'éducatif, le pratique, le culturel, elle les a définit comme des cédéroms « ludo-éduco-pratico-culturels ». Les enquêtes de terrain prennent en compte les cédéroms produits jusqu'à la fin 1999. La période suivante ne présente pas les mêmes éléments que la précédente. Entre autres changements, se distingue l'essor des supports de type DVD.
La problématique de la thèse est construite en mettant en perspective des recherches antérieures sur différents objets et notions : le produit culturel, le texte, la presse écrite, le genre, l'espace public. Les travaux de très nombreux auteurs sont ainsi croisés et notamment Bernard Miège, Roger Chartier, Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu, Antoine Compagnon, Jürgen Habermas.
Afin de comprendre comment la presse écrite, et notamment la critique journalistique, peut fonctionner comme une instance de légitimation, Annick Batard a cherché à mettre à jour les différents liens qui unissent les industriels des logiciels et les journalistes de la presse généraliste. Ces deux « milieux », aux logiques parfois différentes, voire antagonistes, peuvent s'allier. La « médiation critique » permettrait un certain modus vivendi où les deux parties, industriels et journalistes, travaillent ensemble. Annick Batard a cherché aussi à analyser les connivences, les collaborations qui se sont installées entre les attachés de presse et les journalistes. Elle s'est appliquée à relier les stratégies, les influences et les discours des différents acteurs, en tenant compte de l'imbrication complexe des intérêts de ces acteurs. Certains groupes de presse développent des critiques sur des cédéroms qu'ils produisent eux-mêmes ou que produisent des sociétés appartenant au groupe industriel et financier dont ils dépendent.
La proposition centrale formulée au début de la recherche se trouve confirmée : la critique journalistique spécialisée a contribué à asseoir la légitimité du cédérom comme produit culturel. La critique journalistique était quasiment la seule au départ, même s'il s'est développé une sorte de chaîne de légitimation par la suite. Si la presse écrite généraliste n'avait donné aucun écho aux cédéroms par le biais d'une critique spécifique, affirme Annick Batard, probablement n'y aurait-il pas eu de cédéroms « ludo-éduco-pratico-culturels », tels que nous les connaissons encore aujourd'hui.
Elle souligne également que l'étude du processus de légitimation des cédéroms « culturels » par le biais d'une critique spécifique a mis en lumière trois grands types d'enjeux, qui sont autant de pistes pour de futures investigations. Le premier concerne l'interrogation de l'extension de l'espace public culturel ou de celui du domaine marchand. Une tension se fait jour. Alors que la critique journalistique des cédéroms « culturels » témoigne d'un élargissement de l'espace public consacré à la culture et aux arts, les stratégies mises en place par les industriels des logiciels de loisirs révèlent plutôt les volontés de marchandisation des loisirs et de la culture. Mais la contradiction n'est pas antagonique. L'ambivalence régit l'action de la critique qui permet le débat public, mais qui fait aussi exister un marché. Probablement, cette ambivalence est-elle celle de tous les biens culturels, à l'ère de leur industrialisation.
Le deuxième enjeu concerne les questions de pratiques professionnelles. Comment les déterminations économiques et financières influencent-elles les pratiques des journalistes ? Certes, les deux parties travaillent de concert, mais les journalistes ne sont-ils pas parfois contraints d'accorder plus de « place » aux grosses productions (jeux vidéo à gros budget) au détriment de certaines œuvres plus créatives ? Les raisons économiques ne sont-elles pas parfois trop fortes, au détriment des « goûts » du journaliste ? Surtout, lorsque le journal dans lequel il écrit est directement partie prenante de tel ou tel grand groupe multimédia producteur de cédéroms, par exemple.
Enfin, un troisième enjeu relève des questions d'œuvres, de genre et même plus largement de poétique (au sens de la fonction poétique de Jakobson) multimédias. Ne faut-il pas voir un certain lien entre « produit culturel », « œuvre » et « genre » ? De même que des « genres » littéraire et cinématographique se sont construits, de même un genre d'œuvres multimédias (off-line sur cédérom et on-line sur Internet) fait son apparition, avec des sous-genres (jeux vidéo, encyclopédies, musées…) dont certaines œuvres ou esthétiques caractérisent le genre.
Philippe Bouquillion