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03 - Public, cher inconnu !

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Muriel Favre

Quand le "Fà¼hrer parle" : le public des cérémonies radiophoniques du nazisme

Le Temps des médias n°3, automne 2004, p. 108-117.

Retransmises en direct à la radio, les grandes cérémonies du IIIe Reich furent des événements médiatiques au plein sens du terme. Le plus souvent, les Allemands en suivirent la diffusion dans le cadre d’écoutes collectives obligatoires organisées dans les usines et les bureaux ou sur des places publiques aménagées pour l’occasion. Cette forme d’écoute particulière participait de la politique d’endoctrinement du régime nazi ; elle avait notamment pour but de renforcer chez les participants le sentiment d’appartenir à une « communauté nationale » unitaire et conquérante. Il est toutefois difficile d’estimer quels en furent véritablement les effets. englishflag

Dans Grand-peur et misère du IIIe Reich, Bertolt Brecht dresse, sous forme d'instantanés inspirés de la réalité, un tableau saisissant de la vie dans l'Allemagne de Hitler. La scène « Référendum », qui traite du thème de la Résistance, pose indirectement la question de l'utilisation que le régime fit de la radio lors des nombreuses fêtes publiques qu'il organisa. Résumons-la [1] : Berlin, 13 mars 1938. Dans un « logement de prolétaires », deux hommes et une femme préparent un tract appelant à voter « non » au référendum qui doit entériner l'annexion de l'Autriche. La radio, allumée, diffuse la cérémonie de célébration de l'AnschluàŸ qui se déroule à Vienne au même moment. Confrontés aux hurlements de triomphe de la foule, les trois ouvriers oscillent entre résignation et dégoût : s'agit-il de « la voix de tout un peuple », à la volonté duquel il faut se soumettre, ou de celle de « vingt mille ivrognes à qui on a payé la bière », auquel cas la lutte doit continuer ?

Hitler et ses lieutenants étaient passés maîtres, comme on sait, dans l'art d'élaborer des manifestations spectaculaires qui faisaient alterner, selon un rituel précis, musique, discours, processions et autres jeux de lumière. Influencé par la culture irrationaliste de la fin du xixe siècle, Hitler considérait le rassemblement de masse comme « l'unique moyen d'exercer une influence vraiment efficace, parce que directe et personnelle, sur de larges pans de la population » [2] ; le Chef avait tout loisir d'exercer ses pouvoirs de magnétiseur sur une foule qui, par nature hystérique, se laissait aisément manipuler. Les rassemblements de masse avaient en outre pour vocation d'obliger les Allemands à faire l'apprentissage d'émotions et de sentiments unitaires ; ils formaient en cela la clé de voûte d'un projet qui ambitionnait de créer une « communauté nationale » solidaire, conquérante et aveuglément mobilisée derrière le « Führer ».

Pour se mettre en scène, le nazisme n'hésita pas à se servir des techniques les plus modernes : béton, projecteurs, haut-parleurs… Selon quels dispositifs, et dans quels buts choisit-il également de faire retransmettre ses fêtes publiques à la radio ? L'étude des écrits théoriques publiés par les professionnels de la propagande et certains journalistes fait apparaître que ce choix reposait sur une conception clairement définie du public et de la nature des stimuli auquel il devait être soumis. [3]

À la recherche de l'audience la plus large possible

Bien qu'il se soit rarement exprimé sur le sujet, Hitler paraît avoir été conscient de l'importance de la radio. Le 1er février 1933, c'est dans un studio, et non devant le Reichstag, qu'il prononça son premier discours en tant que chef du gouvernement. Son influence sur la politique radiophonique du régime s'exerça toutefois de manière indirecte et, si l'on ose dire, sur un mode hautement personnel. Dès le départ, en effet, il se révéla mal à l'aise devant un micro, impuissant à saisir la nature intimiste du média, incapable de trouver le ton juste. Pour déployer sa rhétorique haineuse, le démagogue qu'il était avait besoin de la présence d'un public avec lequel il puisse entrer en interaction. Aussi est-ce la radio qui finit par s'adapter à lui : à partir de la fin de l'année 1933 ne furent plus diffusées sur les ondes que des interventions publiques faites devant les députés ou dans le cadre de manifestations diverses.

Les grandes lignes de la propagande radiophonique furent formulées par Goebbels. Dès sa nomination, le ministre au pied bot plaça la Société de Radiodiffusion du Reich sous le contrôle direct de ses services, procéda à une épuration brutale du personnel et assigna aux programmes une mission : « imprégner jusqu'à la moelle le peuple de [nos] principes, marteler et polir les esprits jusqu'à ce qu'ils nous soient entièrement acquis ». [4] Encore fallait-il que ces programmes soient écoutés. La question du public fut au cœur des réflexions des responsables de la radio, et suscita trois types de réponses.

L'élargissement de l'audience passait tout d'abord par le développement du parc des récepteurs. Goebbels opta dans ce domaine pour une politique volontariste, popularisée par un slogan : « La radio dans chaque foyer allemand ! ». Le lancement en grande pompe, en août 1933, d'un récepteur bon marché, le Volksempfà¤nger (littéralement « récepteur du peuple »), fut suivi de la commercialisation, en 1938, d'un appareil plus petit et moins cher, mais moins performant, le DeutscherKleinempfà¤nger. Même si elle n'atteignit pas son but, un taux d'équipement de 100%, cette politique porta ses fruits puisqu'en 1941, près de 65% des ménages allemands possédaient un poste de radio, contre 25% en 1933.

Deuxième niveau d'intervention : la politique des programmes. L'année 1933 fut marquée par un feu roulant de discours politiques, du fait de deux campagnes électorales en mars et en novembre, mais aussi parce que tous les représentants du Parti et de l'État, ou presque, souhaitaient vanter au micro les mérites de leur action passée, présente et à venir. Très vite, toutefois, Goebbels s'aperçut des limites de cette formule, qui faisait fuir les auditeurs, et de la nécessité d'alléger les programmes. La part des émissions musicales et de divertissement augmenta fortement entre 1934-1935 et 1938, pour baisser de nouveau en 1939, lorsqu'il s'agit de préparer la population à la guerre.

Le ministre et ses collaborateurs cherchèrent enfin à influer sur les habitudes d'écoute de la population. Il fut dit et redit que seule une écoute attentive et continue était valable, du moins pour les émissions parlées, et que les pratiques d'écoute vagabonde devaient donc être proscrites. Un tableau de l'époque, signé de Paul Mathias Padua et intitulé « Le Führer parle », illustre à merveille l'idéal poursuivi : on y voit une famille de paysans réunie dans une salle de séjour, toutes générations confondues ; sur une tablette dans un pan de mur, un Volksempfà¤nger ; à côté, un portrait du Führer ; la famille semble plongée dans un recueillement quasi religieux ; on comprend, grâce au journal déplié sur la table, qu'elle écoute un discours de Hitler. [5]

Cérémonies radiophoniques et écoutes collectives

Les fêtes publiques du IIIe Reich donnèrent lieu à une programmation radiophonique exceptionnelle, qu'elles soient récurrentes (comme l'anniversaire de la « prise du pouvoir » le 30 janvier, le Congrès de Nuremberg en septembre ou la commémoration du « putsch de la brasserie » les 8 et 9 novembre) ou ponctuelles (telles les funérailles de Hindenburg en août 1934). Le flux des programmes était interrompu au profit de la retransmission en direct des cérémonies officielles, précédée et suivie d'un ensemble d'émissions spéciales (évocations scénarisées, reportages, musique instrumentale et chorale, etc.). Alors que, d'ordinaire, les programmes étaient de portée régionale, on avait affaire ces jours-là Ã  des « Ã©missions nationales » reprises par la totalité des stations.

L'idée de retransmettre des manifestations politiques à la radio avait déjà Ã©té expérimentée sous la République de Weimar. Les festivités organisées à Trèves à l'occasion du départ des dernières troupes françaises de Rhénanie le 30 juin 1930, notamment, avaient été relayées par plusieurs stations soucieuses de donner toute sa mesure à l'événement. [6] Le nazisme n'inventa donc rien, mais systématisa l'idée weimarienne, lui fit subir un ajustement idéologique et transforma des cérémonies politiques en cérémonies médiatiques. En partie à cause de l'aversion de Hitler pour les studios, les célébrations nationales furent conçues non seulement à l'intention du public présent sur place, mais aussi à celle des auditeurs. Elles s'inscrivaient par ailleurs dans une stratégie de propagande « totale » qui faisait intervenir, en plus de la radio, la presse et les actualités cinématographiques et s'intéressait aussi bien à l'avant et à l'après événement qu'à l'événement lui-même. Une cérémonie telle que la « Fête de la moisson », qui se tenait chaque année au début du mois d'octobre sur la colline du Bückeberg, en Basse-Saxe, était annoncée longtemps à l'avance, diffusée en direct sur les ondes, couverte par les journaux et résumée en images, quelques jours plus tard, dans la Deutsche Wochenschau. [7]

Si l'on en croit différents témoignages [8], l'immense majorité des Allemands suivit la retransmission des cérémonies officielles. Pour cela, deux possibilités se présentaient : soit mettre en marche son Volksempfà¤nger – ou tout autre poste récepteur –, soit, si l'on se trouvait à l'extérieur, rejoindre les petites communautés d'écoute qui se formaient dans les cafés ou sur la voie publique. Communautés d'apparence spontanée, mais qui devaient en réalité beaucoup à la pression sociale, la Chambre de la Radio du Reich ayant présenté dans plusieurs campagnes successives l'écoute de la radio lors des moments cruciaux de la vie de la nation comme un « devoir civique ». Tout récalcitrant courait le risque d'être dénoncé.

Cependant, la très forte audience des cérémonies radiophoniques s'explique avant tout par une troisième forme d'écoute : les séances d'écoute collective obligatoires. Les plus courantes, organisées dans les usines et les bureaux, regroupaient direction et personnel dans une ambiance solennelle censée rappeler celle de l'événement d'origine. La retransmission radiophonique était assurée au moyen d'un récepteur spécialement conçu pour ce genre de manifestations, le DAF 1011, du nom de l'organisation du Parti destinée aux ouvriers et employés, le Deutsche Arbeitsfront (Front du Travail). Dans certains cas, lorsque l'événement fêté concernait au premier chef la population active, c'est toute l'Allemagne qui, sur ordre officiel, cessait le travail. [9]

Moins fréquentes car nécessitant une logistique complexe, les écoutes collectives « politiques » s'apparentaient à la cérémonie retransmise : généralement précédées de défilés encadrés par les formations du Parti, elles réunissaient sur des places publiques la population d'un village, d'un quartier, d'une ville. Leur préparation était assurée par les services du NSDAP en charge des affaires radiophoniques locales, qui ne se contentaient pas d'installer le matériel, mais veillaient également à ce qu'il ne manque personne.

Attardons-nous, à titre d'exemple, sur le 1er mai 1933. [10] Un mois et demi auparavant, le 21 mars, une cérémonie célébrée dans l'église de la Garnison de Potsdam, en présence de Hitler et de Hindenburg, sous le nom de « Journée de Potsdam » avait permis au NSDAP de sceller son union avec les représentants de l'Allemagne prussienne. Le 1er mai fut le prétexte d'une offensive de séduction en direction du monde du travail en général et des syndicats en particulier. Répondant à une revendication de longue date de la classe ouvrière, le gouvernement le déclara jour férié et, sous la houlette de Goebbels, prit à sa charge l'organisation des festivités. Deux temps forts furent retenus, qui devaient être chacun retransmis en direct à la radio : un rassemblement des Jeunesses hitlériennes sur l'une des places principales de Berlin, le Lustgarten, à 9 heures, une cérémonie sur le champ militaire de Tempelhof avec, pour points d'orgue, une allocution de Hitler et un feu d'artifice, à partir de 20 heures.

À Berlin, plusieurs cortèges se mirent en route dès la fin du rassemblement du Lustgarten. Les manifestants parcoururent la capitale en long et en large, avant de converger vers Tempelhof pour assister à la cérémonie de la soirée. À 18 heures, cependant, l'affluence sur le champ militaire était telle que les nouveaux arrivants furent déviés vers un parc du quartier limitrophe de Neukölln. Là , ils purent suivre la retransmission radiophonique de la cérémonie grâce à un système de haut-parleurs. Ces manifestants avaient été acteurs, s'apprêtaient à devenir spectateurs et prirent finalement le statut d'auditeurs. L'écoute collective organisée dans le parc de Neukölln constituait néanmoins un prolongement direct du rassemblement de Tempelhof ; grâce à la radio, celui-ci avait en quelque sorte dépassé ses limites physiques et acquis le don d'ubiquité. Dès lors, on peut considérer que le public de Neukölln faisait intégralement partie de la cérémonie qu'il était en train d'écouter.

Les festivités organisées à Francfort-sur-le-Main furent calquées sur celles de Berlin. Le matin, la population se rassembla sur différentes places de la ville pour suivre la cérémonie du Lustgarten puis écouter les discours de fonctionnaires locaux du NSDAP. L'après-midi, cinq cortèges défilèrent pendant plusieurs heures en direction du parc dans lequel devait avoir lieu l'écoute collective de la seconde cérémonie. Comme à Berlin, la journée se clôtura par un feu d'artifice. Les habitants de Francfort furent également, ce 1er mai 1933, manifestants et auditeurs, mais ils diffèrent du public de Neukölln dans la mesure où les cérémonies qu'ils suivirent à la radio et celles auxquelles ils participèrent n'étaient pas identiques. À y regarder de plus près, toutefois, on s'aperçoit que le schéma de la journée reposait sur une mise en abyme des deux types de manifestations : les écoutes collectives des manifestations nationales étaient imbriquées dans des manifestations locales dont le déroulement renvoyait lui-même aux manifestations nationales.

Peu avant 20 heures, alors que, dans tout le pays, la population se tenait prête à suivre la cérémonie de Tempelhof, la radio proposa une série de reportages sur la façon dont on avait fêté ce 1er mai dans différentes villes, Stuttgart, Nuremberg, Königsberg (Kaliningrad), etc. Tous concluaient sur l'impatience avec laquelle le discours du « Führer » était attendu. Les auditeurs des villes en question devenaient soudain le sujet de l'émission qu'ils entendaient ; en un jeu de miroirs infini, ils apprenaient à la radio qu'ils écoutaient la radio… Mais il y a plus : par cette annonce, les publics des écoutes collectives de province se trouvaient reliés non seulement aux spectateurs présents à Tempelhof, mais aussi les uns aux autres. Le maillage était à la fois vertical et horizontal.

Force est de constater, au total, que le dispositif de communication mis en place par Goebbels ne manquait pas de subtilité. Les auditeurs des écoutes collectives, d'une part, n'étaient pas des récepteurs passifs mais se voyaient, de différentes façons, attribuer un rôle d'acteur. En procédant au maillage virtuel du territoire, d'autre part, le ministre voulait donner au peuple l'impression de participer à une seule et immense manifestation, et l'amener ainsi à prendre conscience de son unité Il fut apparemment satisfait du résultat obtenu, puisqu'il consigna dans son journal : « Hier [2 mai] : une presse fabuleuse. Que des louanges. (…) Mes services croulent sous les félicitations. Je suis si heureux ». [11] Le 2 mai 1933, c'est une offensive de tout autre nature que le régime nazi lançait contre les syndicats : dans ce qui n'était qu'une étape de sa lutte contre le mouvement ouvrier allemand, il faisait occuper leurs locaux, plaçait leurs dirigeants en « détention préventive » et forçait leurs membres à intégrer le Front du Travail.

Des écoutes collectives, pour quoi faire ?

Le 1er mai 1933 représente un moment particulier de la politique cérémonielle et radiophonique du nazisme, du fait de l'enjeu qui lui était lié, mais aussi de l'ampleur des manifestations. Les principes à la base de la journée apparaissent cependant généralisables à l'ensemble des séances d'écoute collective, quelle qu'en ait été la taille.

En premier lieu, les cérémonies radiophoniques visaient à favoriser l'établissement d'une relation directe entre le Führer et son peuple, indépendamment des représentants du Parti et de l'État. Ce phénomène de « désintermédiation » n'était pas propre au IIIe Reich : on le retrouve en particulier aux États-Unis où, on le sait, Franklin D. Roosevelt avait l'habitude de s'adresser à la population lors de « causeries au coin du feu ». En Allemagne, il avait néanmoins pour particularité d'être conjugué à une conception néo-monarchique des rapports politiques. Grâce à la radio, notait un observateur, « il n'est plus un empire dont les sujets ne puissent être interpellés à tout moment par leur chef. Jusqu'à présent, dès lors qu'une communauté devenait trop grande pour que ses Electeurs puissent être encore réunis en assemblée, la règle voulait que les instructions soient transmises avec retard, et tout en étant déformées, par des émissaires ou des soi-disant représentants plus ou moins bien formés pour ce faire. Désormais, ces instructions parviennent de nouveau à chacun de la bouche même du chef ». [12] Par suite, les séances d'écoute collective peuvent être rapprochées des diètes du Saint Empire Romain Germanique. Elles constituaient des assemblées d'un genre nouveau, auxquelles le peuple participait certes dans sa totalité, mais sans avoir le moindre pouvoir, et où le souverain était représenté par un haut-parleur. Hitler était à la fois présent et absent, proche et inaccessible.

Les dirigeants nazis étaient obsédés par l'idée d'avènement et de rupture absolue avec le passé, convaincus que le IIIe Reich, prévu pour durer mille ans, constituerait une période de renouveau unique en son genre. À ce niveau, les cérémonies radiophoniques eurent pour but d'associer la population au nouveau cours de l'Histoire. [13] Goebbels l'exigeait dès sa prise de fonctions : « Il ne doit plus y avoir en Allemagne d'événement historique dont le peuple soit exclu ». [14]

En agissant de la sorte, le régime prouvait, selon le ministre, qu'il était une « véritable démocratie » [15], bien davantage que la Grande-Bretagne ou la France, rabaissées au rang de pseudo-démocraties. L'exigence de Goebbels, est-il besoin de le préciser, n'avait rien de démocratique ; au contraire, elle signifiait qu'aucun Allemand ne devait pouvoir se dérober à l'actualité. Le nazisme ne tolérait pas l'indifférence privée. L'élargissement du parc des récepteurs était un moyen d'atteindre la population mais, comme on l'a vu, il ne fut pas immédiat. Qui plus est, les responsables de la radio doutaient que tous les auditeurs se comportent comme les paysans modèles de Padua. Les séances d'écoute collective tinrent donc lieu, à cet égard, d'instrument de contrôle. Elles créaient en même temps un conformisme de masse, le moindre signe de mécontentement étant susceptible d'entraîner de lourdes sanctions.

De l'avis des professionnels de la propagande, les retransmissions en direct étaient à même de « faire participer » la population pour trois raisons. Direct voulait dire à leurs yeux débarrassé de tout filtrage, sans perte d'informations ni biais, en conséquence de quoi l'authenticité de l'événement était garantie. Le direct impliquait, de plus, un accès immédiat à l'événement, de l'ordre de l'expérience vécue ; nul besoin, pour savoir de quoi il retournait, de posséder des aptitudes intellectuelles particulières, et moins encore faire preuve de recul critique. La radio avait été un instrument d'éducation populaire sous la République de Weimar, elle confortait désormais les tendances anti-intellectualistes du régime. Enfin, la diffusion en direct passait pour renforcer la fascination des contemporains pour l'actualité. Par le seul fait d'être vécu dans sa temporalité réelle, l'événement devenait exceptionnel, historique – monstrueux, aimerait-on dire, si le terme n'apparaissait déplacé dans le cas du nazisme.

Mais le direct a une autre spécificité : il fait oublier les clivages et provoque l'éclosion d'un sentiment d'appartenance communautaire. [16] « La radio me réunit à ce que j'entends et en même temps, elle me réunit à tous ceux qui écoutent avec moi ce que j'entends ». [17] Ces effets du direct, Goebbels et ses disciples les perçurent également : le 1er mai 1933 est à ce titre exemplaire. Ils comprirent que les cérémonies radiophoniques étaient à l'origine d'un nouveau type d'expérience collective et qu'en cela, elles servaient le projet rencontré plus haut de création d'une « communauté nationale ». Dans ce contexte, les séances d'écoute collective eurent pour fonction de rendre tangible et, du coup, d'intensifier l'émotion partagée. En réunissant côte à côte des hommes et des femmes de conditions diverses, elles devaient en outre prouver que la « communauté nationale » n'était pas un thème de propagande, mais bien une réalité.

Les écoutes collectives furent en dernier lieu destinées à recréer les conditions de réception des cérémonies d'origine : celles d'une foule homogène dans l'affect. Les propagandistes nazis n'ignoraient certes pas que les auditeurs étaient comme des aveugles, et que leur échappaient aussi bien les éléments visuels de mise en scène que la gestuelle du Führer. L'absence de cette forme de conditionnement ne leur semblait pourtant pas rédhibitoire : la situation des auditeurs ne différait guère de celle de certains spectateurs si éloignés de la tribune qu'ils ne pouvaient voir Hitler et devaient se contenter de l'écouter par le biais des haut-parleurs. De surcroît, estimaient-ils, les voix, les musiques et les bruits ne perdaient en rien de leur efficacité émotionnelle. Dès lors, il ne restait plus à Hitler qu'à entrer en action et à hypnotiser toute l'Allemagne par la seule force de son verbe.

En d'autres termes : les séances d'écoute collective ne furent rien d'autre que la tentative d'appliquer à la radio les préceptes formulés par Hitler en matière de propagande. Des préceptes en profonde contradiction avec le caractère intime du média, mais qui faisaient autorité. Les professionnels du IIIe Reich étaient conscients de l'aporie : aux personnes amenées à s'exprimer devant un micro, ils conseillaient généralement de s'adresser à un auditeur unique ou, au pire, à un petit groupe d'auditeurs, en adoptant un ton personnel. Ils la dépassèrent en affirmant que les cérémonies radiophoniques et, partant, les écoutes collectives, constituaient l'exception qui confirme la règle.

Les écoutes collectives systématiques furent supprimées en novembre 1939 pour des raisons d'ordre économique : le Reich en guerre ne pouvait plus se permettre d'interrompre les processus de production, en particulier dans les industries d'armement. Afin de pallier ce qui était considéré comme un manque, Hitler ordonna que ses discours soient diffusés plusieurs fois dans la journée ; les Allemands l'écoutèrent désormais chez eux ou dans les cafés. Après le tournant de la guerre, à l'hiver 1942-1943, les fêtes publiques perdirent elles-mêmes de leur magnificence : on les célébra le week-end lorsqu'elles tombaient en semaine afin de pas porter préjudice aux rythmes de production, en réduisant le programme officiel au minimum et en évitant les rassemblements de masse à cause des attaques aériennes des Alliés.

Quels furent véritablement les effets des écoutes collectives sur la population ? Il est difficile, voire impossible de le savoir. D'un côté, les rapports confidentiels sur l'état de l'opinion insistent sur l'enthousiasme réservé aux discours de Hitler ; mais ils rendent compte de jugements exprimés et non de sentiments réels. [18] De l'autre, des témoins interrogés après la guerre mettent en avant le peu d'intérêt avec lequel ces discours furent suivis dans les usines [19] ; mais un tel témoignage ne repose-t-il pas sur la volonté de disculper a posteriori une classe ouvrière en partie séduite par le régime ? Contentons-nous d'une constatation : contrairement à ce que voulait faire croire la propagande, le IIIe Reich ne mit pas un terme aux inégalités sociales. Il ne changea pas non plus les perceptions de la population à ce sujet, seuls les bénéficiaires du régime et une fraction de la jeunesse considérant que la société était devenue plus juste et plus ouverte. Si les écoutes collectives réunirent la société, la société ne s'en trouva donc pas pour autant unifiée.

[1] Pour le texte français, cf. Bertolt Brecht, Grand-peur et misère du IIIe Reich, Paris, L'Arche, 1971, p.118-120.

[2] Adolf Hitler, Mein Kampf, cité par George L. Mosse, Die Nationalisierung der Massen. Politische Symbolik und Massenbewegungen von den Befreiungskriegen bis zum Dritten Reich, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 1993, p.146.

[3] La radio sous le IIIe Reich a fait l'objet d'une intense activité réflexive. Les nombreux livres et articles qui lui ont été consacrés respectent bien entendu la doctrine officielle mais, par leur caractère très poussé, contredisent l'image d'une propagande à gros grains. Pour l'essentiel, notre argumentation s'appuie sur l'analyse des ouvrages suivants : Gerhard Eckert, Der Rundfunk als Führungsmittel, Heidelberg, Kurt Vowinckel Verlag, 1941 ; Kurt E. Fischer, Dramaturgie des Rundfunks. Heidelberg, Kurt Vowinckel Verlag, 1942 ; Kurt Wagenführ, Rundfunk, dem Hörer vorgestellt, Leipzig, Voigtlà¤nder, 1938 ; Hans-Joachim Weinbrenner (dir.), Handbuch des Deutschen Rundfunks 1938, Heidelberg, Kurt Vowinckel Verlag, 1938 ; Hans-Joachim Weinbrenner (dir.), Handbuch des Deutschen Rundfunks 1939/40, Heidelberg, Kurt Vowinckel Verlag, 1939.

[4] Discours tenu le 24 avril 1933 à la Maison de la Radio de Cologne, reproduit dans Birgit Bernard, « Die Amtseinführung des ersten NS-Intendanten des Westdeutschen Rundfunks, Heinrich Glasmeier, durch Joseph Goebbels am 24.4.1933 », Geschichte in Köln, n°48, décembre 2001, p.127-128.

[5] Le tableau est reproduit dans Adelin Guyot et Patrick Restellini, L'art nazi. Un art de propagande, Bruxelles, Editions Complexe, 1987, p.95.

[6] Cf. Birgit Bernard, « Live aus Trier – Die Rundfunkreportage von der Rheinlandbefreiungsfeier am 30. Juni 1930 », Kurtrierisches Jahrbuch, vol.43, 2003, p. 181-198.

[7] Cf. Bernd Sösemann, « Appell unter der Erntekrone. Das Reichserntedankfest in der nationalsozialistischen Diktatur », Jahrbuch für Kommunikationsgeschichte, vol.2, 2000, p. 113-156.

[8] Cf. Gerhard Eckert, op. cit., p. 182, Kurt Wagenführ, op. cit., p. 5 et suivantes et, pour l'après-guerre, Heinz Pohle, Der Rundfunk als Instrument der Politik. Zur Geschichte des deutschen Rundfunks von 1923/38, Hambourg, Verlag Hans-Bredow-Institut, 1955, p.290.

[9] Ainsi lors du lancement de la « bataille du travail » en direct des chantiers autoroutiers de Munich-Unterhaching, le 21 mars 1934.

[10] L'analyse qui suit doit beaucoup à la thèse de Eberhard Heuel, Der umworbene Stand. Die ideologische Integration der Arbeiter im Nationalsozialismus 1933-1935, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 1989.

[11] Joseph Goebbels, Tagebücher, Aufzeichnungen 1924-1941, vol.1 : 1931-1936 (textes édités par Elke Fröhlich), Munich, Saur, 1987, p. 416.

[12] Wolfgang Metzger, Das Rà¤umliche der Hör- und Sehwelt bei der Rundfunkübertragung, Berlin, Decker, 1942, p. 11.

[13] Les auteurs consultés emploient souvent l'expression « faire participer la population ». En réalité, comme le remarque Dominique Pélassy, il s'agissait davantage de figuration que de participation. Cf. D. Pélassy, Le signe nazi. L'univers symbolique d'une dictature, Paris, Fayard, 1983, p. 130.

[14] Discours tenu le 25 mars 1933 devant les directeurs des stations de radiodiffusion, reproduit dans Joseph Goebbels, Goebbels-Reden, vol.1 : 1932-1939 (textes rassemblés par Helmut Heiber), Düsseldorf, Droste Verlag, 1971, p. 96.

[15] Ibid., p. 92.

[16] Cf. à ce sujet Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle. Anthropologie et histoire en direct, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.

[17] La phrase originale, « la télévision me réunit à ce que je vois et en même temps, elle me réunit à tous ceux qui regardent avec moi ce que je vois », est de Michel Gheude dans « La réunion invisible », Hermès, n°13-14 (Espaces publics en images), 1994, p. 276.

[18] Biais auquel s'ajoutent la subjectivité et les partis pris des informateurs.

[19] Témoignage cité par Inge MaràŸolek, « Der Führer spricht… » Hitler und der Rundfunk » in Josef Kopperschmidt (dir.), Hitler der Redner, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2003, p. 205-216, ici p. 210.

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Quand-le-Fuhrer-parle-le-public.html