02 - Publicité, quelle histoire ?
Myriam Tsikounas
Quand l’alcool fait sa pub. Les publicités en faveur de l’alcool dans la presse française, de la loi Roussel à la loi Évin (1873-1998)
Le Temps des médias n°2, printemps 2004, p.99-114.En France, la réclame en faveur de l’alcool se développe dans un cadre juridique de plus en plus contraignant. Après avoir mis au jour le répertoire des images à la disposition des premiers annonceurs, cet article suit l’évolution, dans la presse, d’un discours publicitaire sévèrement réglementé, qui parfois suit la loi, parfois la précède pour pouvoir survivre. Il tente aussi de débusquer les multiples stratégies mises en œuvre par les créatifs pour séduire les lecteurs et les forcer à remarquer des images et des slogans toujours plus subtils.
Comment s’adapter aux contraintes de la loi ? Cette question, annonceurs et publicitaires sont amenés à se la poser pour nombre de produits circulant sur le marché. Mais, dans le cas de l’alcool, la réponse est d’autant plus délicate à formuler que, pour des raisons de santé publique, la loi évolue dans un sens de plus en plus restrictif. De la loi Théophile Roussel (1873) [1], établie sous la pression du courant hygiéniste et faisant de l’ivresse publique un délit, à la loi Évin (1998), encadrant strictement l’incitation à consommer de l’alcool, les possibilités de promotion et de création publicitaires se resserrent toujours davantage.
C’est précisément cette adaptation aux conditions législatives, mais aussi sociales et morales, de la consommation de boissons alcoolisées qui guide notre réflexion, fondée sur l’analyse des formes, du discours, des slogans, des images publicitaires. En effet, respecter la loi qui s’impose à tous n’écarte pas certaines stratégies de contournement des annonceurs pour séduire le consommateur et le mener à l’acte d’achat [2].
L’alcool, du remède au plaisir : l’annonce publicitaire
Du médicament à la boisson apéritive
Jusqu’aux années 1920, la majorité des réclames en faveur de l’alcool sont des annonces de médicaments qui, outre de multiples ingrédients (lacto-phosphates de chaux, quinine, kola, huile de foie de morue, suc de viande, cacao), contiennent de l’alcool. Ils sont vendus en pharmacie et leur nom est généralement celui de l’apothicaire qui les fabrique et les commercialise, comme le vin Seguin de la pharmacie G. Seguin (1906) ou « Pesqui, le vin d’A. Pesqui, pharmacien à Bordeaux » (1908). Ces vins, « fortifiés », « reconstituants » ou « toniques », ne s’adressent pas à tous mais aux seuls malades, aux femmes en couche, aux vieillards, à tous ceux qui sont de « constitution languissante », souffrent de maux d’estomac et d’intestin, de nervosité excessive, de diabète et de goutte. Durant cette première période, seuls les annonceurs du vin Désiles se préoccupent également des bien portants, comme le confirme le comédien De Feraud dont les propos accompagnent le portrait : « Désiles, un vin délicieux (…) il fait du bien aux faibles et ne fait pas de mal aux solides, au contraire » (1908).
Ces vins fortifiés, dont le plus tardivement arrivé sur le marché, en 1935, est le vin de Frileuse, disparaissent presque tous en 1937 [3], au moment où s’affirment les réclames pour les apéritifs à base de gentiane (Suze) et les « vins cuits » (Rossi, Saint Raphaël, Bartissol, etc.). Seules survivent les trois marques — Byrrh, Dubonnet et Cinzano — qui, contrairement aux autres, étaient qualifiées d’« apéritifs » et ne ciblaient aucune population particulière, se limitant à affirmer : « Byrrh on le consomme en famille comme au café » (1912).
Lorsqu’on observe ces premières annonces en faveur des alcools, deux traits retiennent l’attention. D’abord, une absence étonne : alors que sa prohibition n’intervient qu’en mars 1915, l’absinthe, très présente dans les affiches, est inexistante dans la presse. Les fabricants d’absinthe ont-ils tout misé sur l’affiche ou les journaux refusent-ils d’accueillir une boisson mal considérée ? Ensuite, jusqu’à la fin des années 1950, les annonceurs insistent tous sur la nationalité française du produit promu : tous les vins sont dits « de France » et les rares breuvages étrangers cachent leur origine en se proclamant « La grande marque mondiale » (Martini, 1935), « La première marque du monde » (whiskey Guckenheimer, 1895)… Les Pères Chartreux vont même jusqu’à justifier leur délocalisation en Espagne : « Expulsés de France, fabriquent maintenant à Tarragone leur liqueur bien connue » (1904).
L’offensive des bières et des vins
Durant la Grande Guerre, les alcooliers n’hésitent pas à promouvoir leurs produits et à désigner comme destinataires les blessés. Le vin de Vial se dit ainsi « réservé aux Poilus », qu’un dessin présente, le bras en écharpe et la tête bandée, ou appuyés sur une canne, face à une infirmière qui leur offre le reconstituant. La Seconde Guerre mondiale, en revanche, coupe l’élan publicitaire, vraisemblablement en raison de la politique antialcoolique de Vichy, de la pénurie d’alcool dans le pays et de la disette de papier qui réduit considérablement le nombre de pages dans les journaux. Le marché ne redémarre qu’en 1947. C’est alors que la promotion pour la bière s’intensifie. Certes, quelques rares tampons pour des bières (Ferrugine, Pale Ale) avaient déjà été insérés dans la presse dès les années 1890, mais l’offensive des brasseurs ne débute véritablement qu’en 1948, avec la Bière B7 puis le lancement publicitaire de Kronenbourg (1950). Immédiatement, les créatifs cherchent à faire consommer ce produit quotidiennement, « n’importe où, n’importe quand », car sa « fraîcheur désaltérante » permet d’étancher la soif. Ils tentent aussi d’apparenter ce breuvage à un aliment, voire un médicament. À la fois « apéritive et digestive », la bière est nourrissante par sa « haute tenue en calories » (Oxford Scotch, 1955). « Pasteurisée », « renfermant 11 acides aminés, des minéraux et des vitamines », elle est « bonne pour la santé » (Valstar, 1961). À partir de 1974, les brasseurs, comme s’ils redoutaient une baisse des ventes [4], diversifient leurs produits en créant soudainement de nouvelles marques et de nouvelles gammes [5].
Un simple survol de ces publicités révèle également que, durant les Trente Glorieuses, les fabricants des marques les plus souvent promues rachètent des firmes en difficulté et opèrent des fusions, tel Martini qui absorbe Rossi. Ils se mettent aussi à commercialiser des produits sans rapport avec leur spécialité initiale : la société Paul Ricard rachète ainsi le cognac Bisquit et Byrrh promeut le vin Byrel (1956). En effet, à y regarder un peu plus attentivement, les entreprises les plus compétitives se lancent surtout, à partir des années 1950, dans le négoce du divin nectar — Suze sélectionne le vin Vabé (1954), Saint Raphaël le Rapha (1954) et Martini le vin du Roussillon Manor (1957) —, le marché étant florissant. Certes, les annonces pour les vins existaient depuis 1873 ; mais elles restaient discrètes. Jusqu’en 1910, des tampons proposent des ventes en gros. On y valorise le prix, attractif, et les facilités de paiement. On prévoit même des « échantillons gratis à domicile » de ces vins qui titrent 9 ou 10 degrés alcooliques. À partir de 1920, se distingue un premier infléchissement, les vignerons s’associant en Société de vignobles pour faire connaître le vin d’une région : de Bordeaux, des Corbières… Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tout change : les marques de vin de table et de provenance différente s’affirment (Postillon, Remillons, Richard, Byrel, des Rochers, etc.). La publicité stagne ensuite pendant une décennie avant de revenir en force, avec l’entrée en lice de nouvelles marques : Berthet, Maîtres Vignoux, Vins de Cahors… Par une sorte de mouvement de balancier, les annonceurs insistent alors, comme un siècle plus tôt, sur l’aspect médicamenteux du produit et n’hésitent pas à convoquer à nouveau Pasteur pour affirmer que « Le vin est la boisson la plus saine et la plus hygiénique » (Champlure et Cramoisay, 1959).
Modifier les habitudes du consommateur
Et puis, les Trente Glorieuses aidant, les publicitaires misent sur une nouvelle stratégie visant à modifier le comportement des consommateurs. Ainsi en est-il pour les alcools dits nobles. Certes, la réclame pour le Cognac existait depuis la Belle Époque (Martell, Otard-Dupuy) ; mais elle restait discrète. Dans les années 1950, pour doper les ventes, les annonceurs proposent subitement au lecteur de déguster ce breuvage autrement, étendu d’eau, non plus en digestif, mais en apéritif. Sur l’image d’un grand verre rempli et d’une paille, Bisquit se décline en « Bisquit alo, for a long Drink » (1950) et Hennessy devient Henco « Pour boire à l’eau » (1952)… Mais, dès 1953, comme si la précédente campagne était restée lettre morte, les cognacs s’offrent dorénavant en cadeaux et le contenant prime le contenu, qui semble difficile à écouler. La bouteille est enrobée (Courvoisier), installée dans un coffret (Rémy Martin, 1953) ou sur un canon (Courvoisier)… Alors que Rémy Martin est idéal « pour les cadeaux d’entreprise » (1953), Courvoisier et Martell sont « Les présents idéaux pour les fêtes de famille » (1955). Les annonceurs tentent de convaincre le destinataire qu’offrir un Cognac est une preuve de goût, que Bisquit est un « présent prestigieux » (1954) et Polignac un « cadeau de classe toujours apprécié » (1964). Au mitan des années 1960, la recommandation devient un ordre. « Soyez exigeant. Pour vos cadeaux demandez le cognac Hennessy ! » (Le Figaro, 1964) ; « Vous ne lisez pas n’importe quoi, n’offrez pas n’importe quoi ! » (Le Monde, 1966). Mais cette stratégie, risquée, est rapidement abandonnée au profit de textes minimalistes comme : « Cognac de la tradition » (Otard, 1967). Sur fond de château (Otard), de cave et maître de chai (Hennessy, 1967), de vignoble (Otard, G. de Lagrange, 1968) et de vigneron (Bisquit, 1969) se superpose la photo d’un verre à pied. À partir des années 1970, ce verre s’imprime sur décor de culture classique : livres de Balzac, partitions de Beethoven et de Satie posées sur un piano.
Les apéritifs anisés ont une forte connotation populaire. Tout au long de la période observée, la plupart des fabricants revendiquent cette appartenance, par des slogans comme : « Casanis et fier de l’être ! ». Seule la firme Ricard tente, à partir de 1985, de modifier son image : elle lance une série publicitaire mettant en scène d’élégants personnages, attablés dans des restaurants « étoilés », qui repoussent d’une moue dédaigneuse leur flûte de Champagne et affirment (dans un phylactère) : « Un Ricard sinon rien ! ». À l’opposé de Ricard, qui invite à commander une boisson évoquant la pétanque dans des lieux chics, depuis 1990, plusieurs négociants de Champagne incitent le destinataire à consommer leur produit plus simplement : un verre de Veuve Clicquot peut ainsi se déguster sur un quai de gare ou dans la cabine d’un téléphérique (1997).
La publicité pour le rhum ne cesse d’évoluer, elle aussi. L’alcool est, depuis longtemps déjà , promu dans la presse ; mais les annonceurs ne semblent pas croire à la possibilité de faire acheter usuellement ce breuvage exotique dont ils rappellent, d’une réclame à l’autre, la provenance : « le prestigieux pays des Antilles ». Ils encouragent uniquement le lecteur à servir un punch à ses invités, lors de soirées d’exception et lui donnent la recette de divers cocktails — Le Créole, Le Cardinal… Comme cette consommation, très occasionnelle, ne suffit pas, les créatifs, à partir de 1930, commencent à apparenter le rhum à un médicament qui prévient et soigne la grippe, se boit en grog, dans du thé ou du lait chauds : « Au premier frisson, au moindre froid ! » (Saint James, 1930). Plus tard, le rhum rehausse la pâtisserie : sur l’image d’un baba détrempé, un texte questionne : « Votre pâtisserie a-t-elle le parfum Négrita ? » (Marie-Claire, 1956).
Et puis, au milieu des années 1960, les annonceurs décident de faire du rhum une boisson quotidienne, conviviale, tout en soulignant ses vertus viriles. L’alcool s’invite dans tous les lieux branchés de Paris. Se multiplient aussi les photographies où des maris attentionnés versent un Clément ou Old Nick à leur compagne, où de jeunes gens boivent leur punch à la paille dans un « pot au rhum ». Ailleurs, sur plans de mannequins au look de pirates (anneaux aux oreilles, barbe de trois jours…), les slogans affirment : « Il est viril et vigoureux. Il titre 50 degrés d’alcool » (1968)… Sur plans d’océans et de goélettes venues rappeler que le rhum fut la boisson préférée des corsaires, les textes assènent : « Offrez en le jour où des hommes viendront chez vous ! » (Clément, 1969).
Ménager les enfants, conquérir les femmes
Mais les publicités en faveur du rhum font figure d’exception car, durant ces années 1960 commence à sourdre l’idée de boire léger. Si, de 1873 à la fin des années 1950, les alcools titrant 45 degrés sont de plus en plus présents dans la presse et ne cessent de se diversifier, ultérieurement les degrés alcooliques chutent. Fromy se veut « Un cognac blond, léger pour les hommes modernes… » (1969), « Les connaisseurs préfèrent Kriter, extra léger » (1964). Durant ces mêmes années, il n’est subitement plus question d’inciter les enfants à boire ; mais rien n’empêche de les attacher à la marque par des produits de substitution. Sur une même page consacrée à Postillon, s’opposent un petit garçon et une fillette dégustant du jus de raisin Postillon et leurs parents consommant du vin de la même marque (L’Humanité, 1961). La publicité, sous la pression sociale, semble admettre le message sanitaire qu’imposera Michèle Barzach, bien plus tard, en 1987 : « Sachez apprécier et consommer avec modération ». Seuls les brasseurs et les cidriculteurs font de la résistance, continuant de montrer des bambins attablés, levant leur verre rempli de cidre, « boisson jeune et joyeuse de la table familiale » (1961) ou de bière Valstar qui « convient à toute la famille ».
Parallèlement, les annonceurs s’appliquent à gagner une nouvelle clientèle par des publicités ciblées. Si les enfants sont désormais épargnés, les femmes, dès les années 1970 représentent une population intéressante : ainsi la publicité semble-t-elle récupérer à son compte le mouvement d’émancipation féminine. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dans les réclames, les buveuses sont majoritairement des grands-mères, malades, qui se requinquent au quinquina (Byrrh) ou à la gentiane (Suze). Les rares jeunes femmes mises en scène ne boivent pas par plaisir, mais consomment chez elles, dans leur cuisine, pour trouver le courage de finir la lessive et le repassage !
Certes, quelques starlettes et élégantes aux cheveux courts et bruns, sans famille ni enfants, sont représentées avec le verre à la main ; mais elles ne paraissent boire qu’occasionnellement, le soir, à la sortie du spectacle, le jour, entre amies. Elles emportent leur bouteille de Négrita lors d’une ballade en tandem (1938), ou consomment un Campari en bord de mer, à l’ombre d’un parasol (1925). À la fin des années 1950, les annonceurs s’adressent encore, très majoritairement, à des acheteuses, non à des consommatrices. Sur le dessin d’une femme qui reçoit des invités s’imprime le slogan : « Pour accueillir vos amis » (Le Monde, 1956) ; « Byrel pour la femme de bon goût » (1957). Dix ans plus tard, en revanche, toutes les femmes, et non plus seulement l’artiste ou la citadine emperlée, se mettent à boire, à toute heure, par plaisir, partout et en toute occasion : elles trinquent indifféremment le jour, lors d’une « Partie de campagne » (Ancre Pils, 1969), après un match de tennis (Tuborg, 1983), ou un plongeon dans la piscine (Martini, 1982) ; le soir, chez des amis (Johnny Walker, 1988) ou en discothèque (Tuborg Green, 1982). En outre, elles ne boivent plus seulement des alcools onctueux mais, comme les hommes, des vins, du cognac et de la bière.
Boissons françaises ou étrangères ?
Autre infléchissement remarquable : la percée des produits étrangers, rares dans la publicité jusqu’aux années 1960. Durant plus de trente ans, Bénédictine se présente comme « La grande liqueur française » ; Saint-Raphaël comme « Le grand vin de France ». À l’inverse, à partir de 1966, les publicités pour les alcools d’origine étrangère deviennent presque aussi nombreuses que les annonces pour les boissons françaises. Les Porto portugais et les vins espagnols sont rejoints, en 1970, par les vodkas et eaux de vie de figue. À la fin de la décennie, les bières ne sont plus seulement alsaciennes ou lorraines mais danoises (Carlsberg, Bass, Tuborg), belge (Leffe) et américaine (Busch). Au même moment, les whiskies écossais (Glenfiddich, Ballantine’s) et américains (Cutty Sark, Glenn Turner) commencent à faire leur publicité.
Mais dès que les marques étrangères inondent le marché, plusieurs fabricants français contre-attaquent par des annonces déplorant l’obligation d’exporter leurs alcools. Ainsi, sur la photo d’un paquebot qui vogue est inscrite la question-réponse : « Mais où passe donc notre Bénédictine ? 84 % de la production s’en va à l’étranger » (Marie Claire, 1971).
L’image, à l’appui d’une stratégie
Identités géométriques
En 1873, à la promulgation de la « loi Théophile Roussel » réprimant l’ivresse publique, les réclames en faveur de l’alcool sont de simples rectangles qui ne se distinguent pas des petites annonces. Ultérieurement, les cadres se diversifient en carrés (Quina Laroche), octogones, losanges (vin Bravais) cercles (Rossi) et ovales (Saint-Raphaël). Des phylactères font leur apparition, pour restituer le rêve du buveur et/ou les propos des personnages (Marie Brizard, 1934). Des vignettes accolées, à la manière des bandes dessinées, permettent de raconter une historiette (Bartissol, Dubonnet). Dès 1890, les créatifs jouent également sur les motifs géométriques : ils tracent dans le cadre des triangles, des étoiles et des trapèzes. Ils posent la bouteille d’alcool dessinée au sommet d’une ligne ou du slogan, écrit verticalement… Mais leur figure préférée reste le cercle ou le demi-cercle (Saint-Raphaël, 1936). Cette figure, omniprésente, rappelle bien sûr le soleil, nécessaire au mûrissement de la vigne. Mais elle semble exprimer aussi les mots du vin et de l’ivresse : « être rond », « être plein »â€¦
Les réclames, le plus souvent insérées horizontalement jusqu’aux années 1930, sont, d’abord, de petite dimension (6x31). Il faut attendre les années 1900 pour que le format double et qu’apparaissent des bandeaux plats, d’abord insérés sur deux colonnes (Élixir Combier, Byrrh) puis, sur toute la largeur de la page pour mieux canaliser l’attention du lecteur (Byrrh, Fernet Branca). À l’orée des Trente Glorieuses, les demi-pages, jusqu’alors fort rares, s’affirment, deviennent pleines pages en 1960 et doubles pages en 1974 (Mutzig) [6].
Les caractères d’imprimerie restent, à l’origine, rudimentaires. Le slogan est donné en lettres noires sur fond blanc ou, bien plus rarement, en lettres blanches sur bandeau noir (Martini, 1935). Les créatifs expérimentent rapidement les lettres anglaises (1893), les caractères gras et maigres, soulignés et non soulignés, les capitales italiques (1903). En revanche, le gothique s’impose tardivement avec la publicité pour les bières (1950).
Jeux photographiques [7]
Au début, les annonceurs ne connaissent que le dessin et l’utilisent avec parcimonie. Alors que les réclames pour d’autres produits offrent, depuis 1890, des images relativement élaborées d’usagers de machines à coudre (Singer) et de cycles (Peugeot), d’élégantes portant des vêtements vendus à La Belle jardinière, la Samaritaine ou le Louvre. les réclames en faveur de l’alcool se bornent à exhiber une bouteille cachetée ou une amphore. Certes, à partir de 1905, Byrrh présente deux buveuses à la manière de Mucha, mais il faut attendre 1913 pour que les autres fabricants d’apéritifs, comme Dubonnet, l’imitent ou esquissent des soleils ou des pampres. D’ailleurs, alors que l’affiche emploie de grands noms du crayon, les dessinateurs convoqués dans la presse sont presque tous des inconnus.
Peu audacieux en matière de dessin, les alcooliers le sont, en revanche, dans l’utilisation de la photographie. Dès décembre 1906, le vin Désiles impose des portraits d’artistes, tirés par des photographes célèbres comme Manuel, Reutlinger et Waletz [8]. Si, dans les premiers temps, on ne voit que quelques buveurs pris en gros plan, souriants et le verre à la main, rapidement, les annonceurs mêlent, subtilement, photo et crayon, pour différencier produits et consommateurs ou pour établir des parallèles entre le passé de la marque, dessiné, et le présent, photographié (Marie Brizard, 1938).
Dès que la photo domine, au début des années 1950, les opérateurs, dont le nom est toujours soigneusement signalé sur un bord du cadre, exploitent toutes les potentialités de leur art. Par des prises de vues en très gros plans, les contenants s’offrent en taille réelle au destinataire pour lui donner envie de saisir le verre ou la cannette. Par de savants éclairages, les artistes parviennent à restituer la texture des matériaux : la dureté d’un glaçon, le moelleux de la mousse, l’onctueux d’une liqueur… Ils réussissent également à éveiller les sens du lecteur qui ressent la fraîcheur du verre ou du bock de bière couverts de gouttelettes et dont le regard est attiré par des couleurs sublimes : rubis des vins rouges, topaze des Rivesaltes, or de la Gold. À partir de 1993, quand le décret d’application de la « Loi Évin » ne permet plus de mettre en scène de buveurs, les artistes rusent. Maintenus obligatoirement hors champ, les consommateurs n’en sont pas pour autant inexistants. Dans plusieurs publicités, en effet, l’opérateur se trouve attablé à la place du client. Un point de vue décadré, en oblique, accentue sa présence et nous force à remarquer ce plan subjectif (Martini, Ballantine’s). Non seulement le spectateur voit par les yeux du buveur, mais il épouse sa vision, troublée par l’alcool, car une longue focale produit un flou au second plan et permet, parallèlement, de resserrer l’attention sur le comptoir ou sur la table où sont posés les breuvages.
La peinture est beaucoup moins présente dans les annonces presse que dans l’affiche. La réalisation de ces tableaux, rares mais très travaillés, est généralement confiée à des artistes de renom (Camille Hilaire, Bernard Villemot). Mais, le plus souvent, les annonceurs se limitent à reproduire, tout ou partie d’une œuvre célèbre situant son action dans un bar ou une brasserie, comme dans le cas de la bière Bass censée se consommer dans Le Bar aux Folies Bergères d’Édouard Manet (1959).
Scènes stéréotypées
Les toutes premières images, sommaires, présentent des bouteilles non débouchées et en gros plan, de telle sorte que le lecteur puisse lire les informations délivrées sur l’étiquette. Dans les années 1930, le flacon, jusqu’alors solitaire, commence à être entouré de verres aux formats variés, chargés d’exprimer les différentes manières de consommer le produit : sec dans un verre à pied, sur glaçons dans un verre à whisky, étendu d’eau dans un tumbler… La bouteille, jusqu’alors bien droite, se met à pencher, comme pour signifier l’ivresse (Suze, 1934). Il lui arrive même de trinquer avec un verre (Bisquit alo, 1950) et de se coucher à la première page du journal, dans le prolongement du titre (Taittinger, 1947, Mercier, 1948). À l’aube des années 1970, la bouteille s’anthropomorphise, devient une femme que l’annonceur habille d’une robe rose (Kriter, Lui, 1970) et déshabille à son gré, arrachant le vêtement de papier pour découvrir la marque (Maillard, 1969, Mumm, 1992, Suze, 1997)… Les slogans confirment au lecteur que « Maintenant les 33 export ont des dessous qui leur font perdre la tête » (1968) ou qu’une « Une blonde sous pression vous attend à la maison » (Pelforth Pale, 1968). À partir de la loi Évin, quand on ne peut plus guère montrer que le contenant, le procédé, très logiquement, se généralise.
Jusqu’aux années 1920, dans leurs rares dessins, les annonceurs ne mettent quasiment en scène que des professionnels : fabricants d’alcool et serveurs. Ils sont, alors, rejoints par les nobles fondateurs de la marque : comtesse Marie Brizard, marquis de Montesquiou, prince Hubert de Polignac. Dans les années 1930, les vignerons, vendangeurs, coupeurs de canne à sucre et maîtres de chais sortent à leur tour des coulisses.
Les buveurs entrent en scène en 1925. Certains sont stéréotypés — tel ce facteur qui se fait offrir une Suze par le cafetier à qui il apporte un mandat (1935) — ; d’autres plus inattendus, comme les sportifs qui apparaissent à la fin des années 1930, au moment même où les annonceurs commencent à persuader le lecteur que l’éthanol améliore les performances physiques. Les tennismen sont, de loin, les plus nombreux. Jusqu’aux années 1950, le buveur a aussi les traits du cavalier (Vin de la Durante, 1932), du chasseur (Dubonnet, L’Action française, 1913 ; Suze, L’Action française, 1938), du randonneur (Pikina, 1936) et de l’alpiniste (Byrrh, 1938).
Puis, dans la seconde moitié du xxe siècle, l’alcool est associé à des sports plus populaires. Le buveur devient alors un cycliste (Kanterbrau) ou un footballeur (Blanquette de Limoux, 1982 ; Bénédictine, 1967). Ricard, « l’ami des sportifs », met en scène des catcheurs et des joueurs de pétanque, tandis que son rival, Pastis 51, photographie des véliplanchistes et des nageurs « Heureux comme un 51 dans l’eau » (1984). Qu’ils appartiennent à l’élite ou soient des « fils du peuple », ces buveurs sportifs, obligés de s’effacer en 1987, aux lendemains de la Loi Barzach, ont tous un point commun ; les moyens de locomotion qu’ils utilisent — marche à pied, cheval, vélo, tandem ou bateau — sont toujours traditionnels. Pas de train, pas d’avion, et de très rares voitures.
Comme les sportifs, les autres consommateurs évoluent au fil des décennies. Au départ, ce sont des bourgeois qui portent le gibus et le monocle et se font apporter leur breuvage par un serviteur ; les couples, en tenue de soirée, sortent de l’Opéra à moins qu’ils ne trinquent sur leur terrasse ouvrant sur la mer (Campari). À partir des Trente Glorieuses, en revanche, le buveur appartient à toutes les couches de la société. Mais alors, comme par souci de maintenir les écarts, les élites, contrairement aux humbles, deviennent les connaisseurs, les gourmets, qui savent déguster. On ne les voit plus porter l’alcool aux lèvres mais regarder ou humer le produit (Cognac Otard, 1955 ; déclinaison Kronenbourg, 1969 ; cognac Bisquit, 1970).
Qu’en est-il des décors ? Les précurseurs de paysages semblent être La Grande Chartreuse qui dessine des monts enneigés (1923) et Bénédictine, qui montre sa distillerie de Fécamp (1926). Mais il faut attendre les années 1950 pour voir se généraliser les panoramas et les espaces traditionnels de consommation : café, brasserie luxueuse et restaurant chic.
À buveur classique, décors hors du temps. Le lieu le plus figuré est le château, souvent médiéval, dont les tours peuvent être constituées par deux bouteilles retournées (cognac Otard, vins Nicolas). La plupart des vins AOC, des Champagnes et les Cognacs font visiter au lecteur leurs manoirs. Quelques-uns ouvrent également les portes de leurs caves, remplies de fûts de chêne ou présentent leurs vignobles qui s’étendent à perte de vue.
Quand ils s’enferment dans des intérieurs, les publicitaires présentent des espaces intemporels : le buveur est assis au coin du feu, le sol du salon est en carreaux de grès émaillés, les seuls accessoires visibles sont le piano ou la table de bois sur laquelle le verre de vin est posé à proximité d’un pain cuit à l’ancienne. Et sur ces images champêtres, les slogans confirment : « Est-ce hier, aujourd’hui ou demain ? Qu’importe » (Kronenbourg, 1979). Lorsqu’ils ne s’attardent pas sur le terroir, les agents de marketing montrent la mer : le lecteur découvre tous les types de bateaux, rentrés au port à l’heure de l’apéritif (Postillon, 1961), ou voguant sous le soleil (Negrita, 1938).
Ainsi, les publicités en faveur de l’alcool connotent-elles le calme, la stase, l’antidote de la civilisation. La ville est quasiment absente, limitée à deux monuments parisiens, l’Opéra et l’Arc de Triomphe (Bisquit). Pour les alcooliers, le véritable raffinement n’est pas de suivre les modes et les usages mais d’être authentique.
Comment toucher le consommateur ?
Qualités et génie de l’alcool : la force du slogan
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la grande peur des alcooliers est la contrefaçon. De fait, ils ne cessent de demander au lecteur de se méfier de la fraude : « La société Saint-Raphaël fait savoir à sa clientèle que de nouveaux contrefacteurs vont essayer de la tromper » (1931)… À partir de 1948, la tactique change. Les annonceurs ne s’évertuent plus à démontrer que leurs concurrents les copient mais simplement qu’ils fabriquent de moins bons produits — « Le rhum Saint James, contrairement aux autres, n’est pas un rhum de mélasse » (1951)… Et pour prouver que leur breuvage est le meilleur, ils multiplient les stratégies. Jusqu’à la Grande Guerre, ils signalent les concours remportés, les prix et médailles reçus… Ces récompenses, obtenues dans des circonstances inexpliquées et décernées par de mystérieux jurys, semblent garantir la qualité du produit. En 1873, Riclès se vante d’avoir reçu la médaille de bronze. Mais il est dépassé, dès 1879, par Quina Laroche, qui se prétend médaille d’or et par Wynand Fockink, qui se targue d’avoir été lui même membre du jury à l’exposition de Paris de 1900.
Au départ, pour convaincre le destinataire d’acheter leur alcool, les fabricants s’appuient également sur les chiffres des ventes. La comptabilité peut être spécialement compliquée. Par exemple, Saint-Raphaël annonce successivement, toujours à la Une des quotidiens, que « Les ventes de 1908 étaient doublées en 1914 » et que « Les ventes de 1914 ont à leur tour été doublées en 1921 ». Quant aux ventes de 1923, « elles ont été huit fois supérieures à celles de 1908 » ( ? ! ?)
Jusqu’aux années 1910, les annonceurs cherchent aussi des cautions médicales : « Tous les médecins sont d’accord sur la valeur du Rhum » (Saint James, 1904). Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, des slogans suggèrent : « Interrogez votre pharmacien. Demandez-lui conseil ! » (vin de Frileuse, 1936). Mais si l’alcool est une panacée, tout l’art va consister à persuader le lecteur que ce médicament, contrairement aux autres, est agréable à prendre et procure du plaisir. Le Rhum Saint-James est « La plus exquise gourmandise en même temps que le remède le plus efficace » (1904). « L’anis vert est considéré par l’académie de Médecine comme le plus puissant des digestifs » mais il est aussi « Le super-dessert apprécié de tous et de toutes » (Marie-Claire, 1938)… Un pas supplémentaire est franchi à partir de 1936. L’alcool n’est plus seulement un médicament tonifiant mais un psychotrope : Byrrh permet de « conserver bonne santé et belle humeur » (1936), et le vin des Rochers a « le talent de vous plonger dans l’euphorie » (1957), pour « vous rendre la vie bien plus jolie » (1961).
Si, à l’origine, les publicitaires manquent de pratique et d’audace dans le slogan, à partir de 1935, tout change. Pour séduire le lecteur et l’encourager à acheter, ils ne se limitent plus à vanter les qualités du produit par des discours proches de la vulgarisation scientifique. Ils cherchent, en jouant sur les mots, à accroître la connivence avec le public. Pour y parvenir, ils augmentent la difficulté de compréhension du message et, parallèlement, le plaisir d’avoir réussi, in fine à le décrypter. Ils prennent l’habitude de mettre le sens figuré, du slogan, au sens propre, dans l’image. Pour illustrer le texte « Les yeux fermés on peut boire du Rossi », ils montrent un homme aux yeux bandés (1938). Alors qu’une phrase affirme « Four Roses, le whiskey qui se boit coupé », la photo montre un sécateur qui coupe quatre tiges de roses rouges (1994). Afin de s’assurer la complicité du destinataire, ils tentent aussi de partager avec lui une histoire commune. Pour le Quatorze juillet, par exemple, le Postillon tient la hampe d’un drapeau tricolore (1950) et, pour la fête de la musique, le décapsuleur de Kronenbourg a la forme d’une clef de sol (1988).
À partir de 1935, les agents de marketing se font également poètes. Ils jouent sur les allitérations, dans les noms donnés aux produits — « Cognac Prince de Polignac », « Verveine Velay » — comme dans les slogans — « Zano le zèbre vous dit Cinzano se boit glacé », (1951), « Qui boit Vabé va bien » (1954). Ils jouent avec la rime, martelant : « Cognac Salignac », « À week-end printanier, plaisir Courvoisier » (1959), « À bons dîners… Baudinet » (1963)… Ils sont aussi friands de mots à double sens. Ainsi, sur un dessin de pressoir, ils certifient : « De cave en presse, la voilà la jolie presse » (Byrrh, 1937).
Dès les années 1930, les publicitaires vont également chercher à faire comprendre au lecteur, par des images de plus en plus subtiles, que l’alcool permet d’unir les contraires. Dans les dessins comme dans les photos se marient le sec — généralement symbolisé par le soleil — et l’humide — exprimé par des plans d’eau, sous toutes ses formes —, le froid et le chaud, la force et la douceur : la bière Oxford Scotch « réchauffe en désaltérant » (1955) ; Cherry Rocher est « fraîche au palais, chaude au cÅ“ur » (1937) ; le Cointreau est « fort et doux à la fois » (1975).
Dès l’aube du xxe siècle, les publicitaires misent aussi sur les effets d’interactivité. Au départ, selon la technique du « before-after », ils proposent au lecteur d’écrire pour présenter son état de santé : avant puis après la prise de vin fortifié. Des fragments de lettres de madame X, jadis anémiée, et de Monsieur Y, autrefois continuellement fatigué, se succèdent. Les agents de marketing prenant soin d’alterner buveurs des villes et buveurs des champs, Paris et la province, cadres supérieurs et ouvriers. À partir des années 1930, la tactique se modifie. Les annonceurs persuadent désormais le destinataire que l’alcool le rend ingénieux. Au début, ils lui permettent de gagner un concours « dont le règlement figure sur chaque bouteille » (Martini et Rossi, 1937). Quinze ans plus tard, ils l’invitent à « jouer à la plus grande partie de belote jamais organisée » et à rimailler pour voir ses Å“uvres publiées dans la rubrique les « Amis poètes du vin des Rochers » ils lui demandent également d’exercer ses talents picturaux pour le « grand prix Martini de la plus belle affiche » (1964).
À la fin des années 1960, le buveur joue toujours pour gagner, mais l’objectif n’est plus un prix, de l’argent ou l’exposition d’une Å“uvre ; c’est dorénavant un voyage exotique ou des équipements pour les vacances : « Dix voyages dans le monde à gagner. Premier prix Tahiti » (bière Ancre, 1969) ; « Grand jeu Picardy vacances, premier prix une caranier, plaisir Courvoisier » (1959), « À bons dîners… Baudinet » (1963)… Ils sont aussi friands de mots à double sens. Ainsi, sur un dessin de pressoir, ils certifient : « De cave en presse, la voilà la jolie presse » (Byrrh, 1937).
Dès les années 1930, les publicitaires vont également chercher à faire comprendre au lecteur, par des images de plus en plus subtiles, que l’alcool permet d’unir les contraires. Dans les dessins comme dans les photos se marient le sec — généralement symbolisé par le soleil — et l’humide — exprimé par des plans d’eau, sous toutes ses formes —, le froid et le chaud, la force et la douceur : la bière Oxford Scotch « réchauffe en désaltérant » (1955) ; Cherry Rocher est « fraîche au palais, chaude au cÅ“ur » (1937) ; le Cointreau est « fort et doux à la fois » (1975).
Dès l’aube du xxe siècle, les publicitaires misent aussi sur les effets d’interactivité. Au départ, selon la technique du « before-after », ils proposent au lecteur d’écrire pour présenter son état de santé : avant puis après la prise de vin fortifié. Des fragments de lettres de madame X, jadis anémiée, et de Monsieur Y, autrefois continuellement fatigué, se succèdent. Les agents de marketing prenant soin d’alterner buveurs des villes et buveurs des champs, Paris et la province, cadres supérieurs et ouvriers. À partir des années 1930, la tactique se modifie. Les annonceurs persuadent désormais le destinataire que l’alcool le rend ingénieux. Au début, ils lui permettent de gagner un concours « dont le règlement figure sur chaque bouteille » (Martini et Rossi, 1937). Quinze ans plus tard, ils l’invitent à « jouer à la plus grande partie de belote jamais organisée » et à rimailler pour voir ses Å“uvres publiées dans la rubrique les « Amis poètes du vin des Rochers » ils lui demandent également d’exercer ses talents picturaux pour le « grand prix Martini de la plus belle affiche » (1964).
À la fin des années 1960, le buveur joue toujours pour gagner, mais l’objectif n’est plus un prix, de l’argent ou l’exposition d’une Å“uvre ; c’est dorénavant un voyage exotique ou des équipements pour les vacances : « Dix voyages dans le monde à gagner. Premier prix Tahiti » (bière Ancre, 1969) ; « Grand jeu Picardy vacances, premier prix une caranier, plaisir Courvoisier » (1959), « À bons dîners… Baudinet » (1963)… Ils sont aussi friands de mots à double sens. Ainsi, sur un dessin de pressoir, ils certifient : « De cave en presse, la voilà la jolie presse » (Byrrh, 1937).
Dès les années 1930, les publicitaires vont également chercher à faire comprendre au lecteur, par des images de plus en plus subtiles, que l’alcool permet d’unir les contraires. Dans les dessins comme dans les photos se marient le sec — généralement symbolisé par le soleil — et l’humide — exprimé par des plans d’eau, sous toutes ses formes —, le froid et le chaud, la force et la douceur : la bière Oxford Scotch « réchauffe en désaltérant » (1955) ; Cherry Rocher est « fraîche au palais, chaude au cÅ“ur » (1937) ; le Cointreau est « fort et doux à la fois » (1975).
Dès l’aube du xxe siècle, les publicitaires misent aussi sur les effets d’interactivité. Au départ, selon la technique du « before-after », ils proposent au lecteur d’écrire pour présenter son état de santé : avant puis après la prise de vin fortifié. Des fragments de lettres de madame X, jadis anémiée, et de Monsieur Y, autrefois continuellement fatigué, se succèdent. Les agents de marketing prenant soin d’alterner buveurs des villes et buveurs des champs, Paris et la province, cadres supérieurs et ouvriers. À partir des années 1930, la tactique se modifie. Les annonceurs persuadent désormais le destinataire que l’alcool le rend ingénieux. Au début, ils lui permettent de gagner un concours « dont le règlement figure sur chaque bouteille » (Martini et Rossi, 1937). Quinze ans plus tard, ils l’invitent à « jouer à la plus grande partie de belote jamais organisée » et à rimailler pour voir ses Å“uvres publiées dans la rubrique les « Amis poètes du vin des Rochers » ils lui demandent également d’exercer ses talents picturaux pour le « grand prix Martini de la plus belle affiche » (1964).
À la fin des années 1960, le buveur joue toujours pour gagner, mais l’objectif n’est plus un prix, de l’argent ou l’exposition d’une Å“uvre ; c’est dorénavant un voyage exotique ou des équipements pour les vacances : « Dix voyages dans le monde à gagner. Premier prix Tahiti » (bière Ancre, 1969) ; « Grand jeu Picardy vacances, premier prix une caravane… » (Télé 7 jours, mai 1971) [9].
À partir de 1975, les stratégies publicitaires changent à nouveau. Il s’agit désormais de prouver au lecteur que l’alcool, non seulement rend intelligent mais permet une expérience mystique et donne le goût du beau. Les images d’église (Leffe, Pelforth), de vitraux et d’instruments de musique, les plans de pianistes et de peintres dégustant un alcool se multiplient tandis que les slogans assurent, par exemple : « La petite église est vide. Il y fait bon. Bach, Haendel… » (Pelforth, 1975).
Mieux cerner sa cible
À la fin du xixe siècle, les agents de marketing et les éditeurs ne se soucient nullement de valoriser, ensemble, des gammes de produits compatibles. Il n’est pas rare, dans les journaux, que des réclames pour les vins et les rhums avoisinent avec des tampons vantant les mérites de médicaments comme la Tirosine, la Luperrine ou le « remède Sangou » chargés de « corriger les ivrognes à jamais », de les « guérir à leur insu » (Le Petit Journal, 1897, 1899). Il faut attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour que les tactiques s’affinent. Les publicités s’introduisent alors dans des pages sur lesquelles le lecteur est amené à s’attarder : mots croisés, Bourse, feuilleton ou nouvelle, petites annonces dans les quotidiens, programme radio donné en minuscules caractères et courriers des téléspectateurs.
À la fin des années 1970, les emplacements commencent à varier selon les types de produits. Les publicités en faveur des digestifs figurent dans les rubriques « radio » des magazines, car on les associe de plus en plus fréquemment à la musique. Le Champagne et les bières de luxe occupent souvent une pleine page sur papier glacé, en deuxième ou quatrième de couverture. À l’inverse, les vins de table et les bières familiales sont promus dans les colonnes « soirée TV ». Les fabricants d’apéritifs anisés, qui sponsorisent le Tour de France ou la Formule 1, placent bien sûr leurs annonces dans les pages sportives.
Or, plus le temps passe, plus les publicitaires cherchent à cibler finement leur clientèle, jouant sur de multiples critères, l’âge comme la situation sociale ou le positionnement politique. Jusqu’à la Grande Guerre, les journaux accueillent tous les mêmes publicités. Les annonces pour le Rhum Saint James ou pour la Grande Chartreuse figurent indifféremment dans Le Figaro, Le Petit Journal et L’Action française. Ultérieurement, les créatifs commencent à proposer plusieurs déclinaisons pour un même produit. Ainsi, les dessins mettant en scène des ménagères consommant des vins médicamenteux pour être plus vaillantes sont-ils beaucoup plus nombreux dans L’Action française que dans les autres journaux. Dans le quotidien de Maurras, et exclusivement là , Suze montre des chasseurs (1938) et des maquignons (1938) ; alors q’ailleurs, la marque s’appuie plus volontiers sur la figure de vieillards qui ne font pas leur âge. Si Byrrh présente des mondains à gibus dans Le Figaro, en revanche, dans L’Humanité, il valorise les gens du vin et de la vigne : le tonnelier, le transporteur, le livreur.
De même, à partir les années 1920, chaque journal promeut prioritairement les alcools que ses lecteurs sont censés consommer. Le Figaro fait connaître les cognacs, les liqueurs et les grands crus dans une page spéciale intitulée « Gourmandise du Figaro » (depuis 1927) ; Le Monde consacre, deux ou trois fois l’an, une pleine page à la promotion des Cognacs et une autre aux « liqueurs séculaires ». À l’opposé, L’Humanité accueille des publicités pour des vins de table, des vins mousseux et des apéritifs anisés. En outre, tandis que dans les autres journaux les annonceurs s’adressent à un public bourgeois, dans L’Humanité, ils parlent aux ouvriers — « Au chantier comme au foyer buvez les vins du Postillon ! » (1956). « Réalisez des économies. Chaque flacon de quintonine permet de faire un litre entier de délicieux vin fortifiant » (1935). Enfin, le lectorat féminin est, lui aussi, très ciblé, puisque Marie-Claire est la seule publication à vanter les mérites de la bière sans calorie Diet beer de Kronenbourg (1955) et à offrir essentiellement des réclames pour les alcools sirupeux : les liqueurs et les vins cuits.
On le voit, en parcourant la longue période qui relie l’invention de la réclame en faveur de l’alcool aux publicités contemporaines : les publicitaires savent adapter leur discours tant à la loi qu’aux transformations des représentations sociales. D’abord intégrée au champ pharmaceutique, cette publicité pro-alcool s’autonomise lentement et finit par inonder la presse. Si les annonceurs ont réussi à se maintenir durablement, dans un cadre juridique de plus en plus contraignant, n’est-ce pas parce que, jouant du décalage entre forme et contenu des messages, ils ont fait mine d’accepter la loi et parfois même de la précéder, prônant, par exemple, la modération bien avant les lois Barzach de 1987 ? Pour survivre, les publicitaires ont mis en Å“uvre des stratégies toujours plus subtiles : agrandissement constant des images, insertions dans les pages où elles ont le plus de chance d’être remarquées ; ciblage très précis des lectorats… Ils se sont assurés la complicité du destinataire par l’humour et les jeux de mots. Ils ont expérimenté toutes les potentialités de la photographie pour détourner la « Loi Évin ». Ils ont également séduit des générations successives par la mise en scène de personnages et de décors suffisamment intemporels pour avoir les couleurs de l’authentique et la saveur des contes de fée.
[1] Il n’existait jusqu’alors qu’une loi de 1845 sur les substances vénéneuses, incluant l’opium et ses dérivés. Cf. débats parlementaires des 12, 13 et 14 novembre 1871 dans La Gazette des tribunaux.
[2] Cette étude, qui se fonde sur un corpus d’environ 8 400 réclames n’est que l’un des volets d’une enquête collective menée, dans le cadre du Commissariat général du Plan puis de la MILDT sur la publicité en faveur de l’ensemble des substances psychoactives licites. Je remercie ces deux institutions qui nous ont permis de mener à bien cette recherche. Ma gratitude s’adresse aussi aux étudiants du DEA d’« Histoire sociale et culturelle (xix-xxe siècles) » de l’Université Paris I et aux collègues du CREDHESS qui m’ont aidée à recenser les annonces presses.
[3] La réclame pour le vin de Frileuse ne cesse pas pour autant. Elle migre simplement vers un nouveau média, la radio.
[4] Rappelons que l’année est marquée non seulement par l’affirmation, à l’avènement de Valéry Giscard d’Estaing, d’une liberté quasi totale en matière de publicité mais, après le « choc pétrolier », par la peur d’une régression économique.
[5] Les fabricants de Kronenbourg, qui rappelaient continuellement que leur bière était née en 1664, conçoivent, logiquement, la 1664 (1978). La même année, la brune Pelforth (promue en 1977) lance la rousse Georges Killian (1978) et Kanterbrau parraine la Gold. En 1981, Tuborg lance Tuborg Cron puis Tuborg verte. Les brasseurs conçoivent également, au même moment, des bières allégées en alcool (Diet Beer de Kronenbourg) ou en calories (Krony de Kronenbourg) et, inversement, des bières fortes, comme la « 33 extra dry » qualifiée de « belle, blonde et grisante ». Ils se lancent aussi dans la fabrication de panachés (Chopp, Force 4, 1981).
[6] À partir des années trente, les bords des cadres ne sont plus de simples lignes droites : ils forment des vagues, des faux reliefs (Suze, 1938), sont constitués de gros pointillés, imitent les nervures des timbres ou les bords des menus et cartes de restaurant. Quelques-uns rappellent les étiquettes collées sur les bouteilles…
[7] Compte tenu des dénaturations diverses subies par les reproductions, la question de la couleur n’a pas été abordée.
[8] Se succèdent pour vanter les bienfaits du « meilleur tonique », poète, compositeur et comédiens. Respectivement Max Manrey, Giacomo Fussini, le sociétaire de la Comédie Française de Feraud, les comédiennes Maud Auny et Gilberte Sergy.
[9] Comme Bonux, dès l’entre-deux-guerres, les alcooliers offrent aussi, régulièrement, des cadeaux à leurs clients et ceux-ci sont, sans grande originalité, en rapport avec le lieu de consommation ou avec le produit acheté (livres de cuisine, fiches-recettes, verres et carafes, jeux de dés…).