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10 - Peopolisation et politique

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Jamil Dakhlia, Marie Lhérault

Peopolisation et politique

Le Temps des médias n°10, printemps 2008, p.8-12

Il en est ainsi : la communauté scientifique française tarde aujourd'hui encore à se pencher sur les relations entre people et politique, alors que des travaux sur la « tabloà¯disation », la Celebrity Politics ou les rapports entre vie privée et image publique s'épanouissent depuis plus d'une décennie aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Cette réticence provient d'abord, à n'en pas douter, du caractère polymorphe et évolutif de notions dont même l'orthographe n'est pas figée : “peopolisation†, “pipolisation†, voire “pipeulisation†, “peoplisation†, “peopolitique†, “pipolitique†, “peoplitique†, et autres “piplitique†...

La notion de peopolisation politique s'est en effet forgée au cours des années 2000 par un empilement de significations successives. à l'approche de l'élection présidentielle française de 2002, elle commence par désigner l'investissement des médias people par les responsables politiques et leur entourage. à partir de 2003, elle exprime aussi l'alignement de l'ensemble des médias sur les formes et les contenus de la presse people. Enfin, à compter de l'année 2005, le terme englobe non seulement les rapprochements bilatéraux entre responsables politiques et personnalités du sport ou du show-biz mais en outre le dévoilement de la vie privée des élus sans leur accord, selon des processus de scandalisation.

La méfiance de la recherche française est, ensuite, liée à la faible légitimité culturelle des médias people accusés d'être, sinon le moteur, du moins la source d'inspiration de la vedettisation et de l'étalage de la vie privée en politique : c'est le procès du « nivellement par le bas » et du « mélange des genres » intenté à la peopolisation de la vie politique, y compris par ses trois acteurs : hommes politiques, médias et opinion publique.

Enfin, le dernier frein à l'étude de la peopolisation politique réside dans le caractère indigène de notions avant tout portées par les médias et les élus. S'ils ont été particulièrement vifs autour de la campagne présidentielle de 2007, puis durant les premiers mois d'exercice du pouvoir de Nicolas Sarkozy, les débats sur la peopolisation politique traduisent, dès la campagne présidentielle précédente, le regard des journalistes et des hommes politiques sur les mutations de leurs métiers respectifs et les aléas de leurs relations. Légitimement, l'analyste peut craindre de se laisser piéger par une catégorie constituée par et pour les acteurs d'une scène, qui plus est polémique. La vraie question est donc plutôt de savoir si la notion de peopolisation est heuristique ou fait au contraire écran pour comprendre les évolutions récentes de la politique et des médias. à l'instar de la réflexion initiée lors de la journée d'étude « Peopolisation et politique » [1], il ne s'agit pas d'essentialiser la peopolisation politique mais de la tester, en la mettant en perspective dans différents contextes historiques et/ou géographiques, et sous plusieurs éclairages disciplinaires : histoire, bien sûr, mais également science politique, sociologie, sciences de l'information et de la communication et narratologie.

Il convient en premier lieu de réinscrire le phénomène dans la durée pour poser la question des origines de la peopolisation politique : parce que, précisément, la première précaution est de se méfier des néologismes et de vérifier si la chose a existé avant le mot. Cette démarche ne condamne pas à l'anachronisme puisqu'il s'agit au contraire de combattre le caractère téléonomique d'une histoire des rapports entre médias, opinion et politique, saisie comme une évolution linéaire vers toujours plus de vedettisation et d'étalage de la vie privée des hommes et des femmes de pouvoir.

Ainsi, lorsqu'Annie Duprat étudie la médiatisation de la vie privée de Marie-Antoinette à travers le prisme « peopolitique », l'enjeu est d'expliquer par quelles particularités biographiques et mises en intrigues diplomatiques ou pamphlétaires ce personnage historique peut trouver une résonance dans la société contemporaine. Revenant aux racines des légendes roses et noires autour de la reine, Annie Duprat propose notamment une analyse « gender » de sa médiatisation en montrant l'influence du trouble provoqué par la présence d'une femme dans la sphère supposément masculine du pouvoir.

L'article de Christian Delporte confirme que si l'instrumentalisation de la vie privée est bien antérieure à l'apparition du vocable « peopolisation », le phénomène ne se développe vraiment qu'avec le suffrage universel et l'apparition de médias de masse. Dès lors, ce jeu à trois acteurs entre hommes politiques, médias et opinion publique peut se mettre en place ; même si, sous la IIIe République, la personnalisation de la vie politique est en contradiction avec la conception parlementaire des institutions républicaines. Cette tendance se renforce à la fin de la IVe République, en raison d'une crise de la représentation favorable à la recherche d'un homme fort, puis sous la Ve République, dont les institutions commandent la personnalisation du pouvoir.

C'est alors que la télévision entre en jeu, comme le montre Guillaume Fradin, qui analyse la participation des hommes politiques aux émissions de divertissement entre 1955 et 2005. Ces nouvelles tribunes leur permettent d'apparaître sous un jour nouveau afin de communiquer tant sur leur action que sur leur personnalité ou leur vie privée, dans des proportions variables selon les époques. En s'intéressant plus spécifiquement à la presse people, soupçonnée d'alimenter la vedettisation de la politique et l'étalage de la vie privée des élus, Jamil Dakhlia souligne qu'elle est tout au plus une matrice esthétique. Après avoir étudié l'émergence progressive des significations de la peopolisation dans la presse francophone des années 2000, il explique selon quels critères institutionnels et éditoriaux la presse people française peut prendre ou non en charge la vie privée des responsables politiques.

Tout comme Marie-Antoinette, certaines personnalités atypiques relèvent plus spécifiquement que d'autres du phénomène de peopolisation. Quels que soit le pays ou l'époque, la rencontre entre certaines figures et un contexte de fortes mutations politiques et/ou médiatiques semble particulièrement propice à la personnalisation du pouvoir. Ainsi Éric Darras montre-t-il comment la mise en avant de la sphère privée s'inscrit dans des stratégies de communication plus vastes liées à la croyance très ancrée en une « médiacratie » et en la possibilité de comprendre l'opinion à travers les sondages. Mais l'utilisation à outrance du dévoilement de soi, savamment orchestré, a également des conséquences importantes et non maîtrisées : collusion d'intérêts, « tabloà�disation » de la presse, voire désacralisation du pouvoir.

à travers l'exemple de l'empereur Guillaume II, Martin Kohlrausch illustre quant à lui la coà�ncidence entre l'avènement des journaux de masse au tournant du xxe, les efforts plus ou moins adroits du souverain pour personnifier le pouvoir et l'affirmation de l'opinion publique allemande. Dans le Japon du début des années 2000, Koizumi Jun'ichirô s'éloigne résolument du stéréotype local de l'homme politique : moderne voire excentrique, l'ancien Premier ministre se caractérise surtout, comme le montre Éric Seizelet, par son instrumentalisation systématique des médias pour communiquer. N'oubliant aucune tribune, il utilise tous les ressorts de la vedettisation, répondant ainsi à une demande de renouvellement des symboles de l'action politique. Enfin, comparant Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi, Pierre Musso relève des convergences entre les modes de communication des deux leaders politiques : construction d'une image héroà�que, surexposition du corps et promotion de la vie privée, pour offrir des modèles à une « révolution conservatrice ». Il identifie ainsi une composante culturelle commune qu'il dénomme « césaro-popularisme latin ».

Cette comparaison fait apparaître, des deux côtés des Alpes, un même socle narratif de la peopolisation. Plus généralement, la peopolisation semble se caractériser par une propension à « fictionnaliser » la vie publique, qu'il s'agisse pour les médias de mettre en récit une campagne, l'exercice du pouvoir, ou pour les hommes politiques d'influer sur l'agenda médiatique en traduisant leurs idées et leur action par des « histoires » privées séduisantes. En sens inverse, il peut être intéressant de vérifier, avec Marjolaine Boutet, comment la fiction, en l'occurrence les séries télévisées américaines, peut se focaliser sur les hautes sphères du pouvoir. D'autant que certains acteurs du débat peopolitique français (élus, conseillers ou journalistes politiques) suivent ces mêmes séries pour mieux comprendre les rouages du commanagement à l'américaine, par un étonnant retour de la fiction sur le réel. Et bien que la France échappe encore aux dérives de la presse à scandales, la peopolisation de la politique peut, sous le rapport de sa mise en récit, présenter de fortes analogies avec le fait divers. Annik Dubied indique comment l'usage du privé, du spectaculaire et de l'« émotionnalisation » dans le récit fait-diversier rejoint, malencontreusement pour le personnel politique, les stratégies de communication que ce dernier contribue lui-même à mettre en place. La consonance anglo-saxonne des termes people et peopolisation pose de plus la question du caractère allochtone de ces phénomènes : leur développement est-il lié comme on l'entend souvent, à l'importation de techniques du marketing politique mises au point aux États-Unis ou en Grande-Bretagne ? Dans quelle mesure certains médias, en France comme à l'étranger, prennent-ils modèle sur leurs homologues Nord-américains ou britanniques - les tabloà�ds, notamment -, dans un contexte de mondialisation ? Comme le démontre Christina Holtz-Bacha, la peopolisation politique se développe en Allemagne dans un contexte de dérégulation des médias, et de déclin des affiliations partisanes encourageant la personnalisation de la vie politique. D'abord voulue et initiée par les élus, elle est subie dès lors que la scandalisation s'empare de leur vie privée. Cette évolution est plus marquée encore au Royaume-Uni, où, comme le décrit Jean-Claude Sergeant, une tradition de discrétion journalistique a cédé la place, depuis longtemps déjà , à un traitement de plus en plus offensif de la vie politique. Liée notamment à l'autonomisation de la presse, cette évolution vers la presse à scandale conduit les responsables politiques à intégrer la communication sur leur vie privée dans leur plan médias. Développant l'exemple des États-Unis, Jacques Portes et Divina Frau-Meigs définissent eux aussi les processus et les enjeux de la mise en scène promotionnelle de la vie privée et de son pendant, la scandalisation, dans la vie politique. Ils envisagent différents paramètres pouvant expliquer l'expansion de ces phénomènes durant des périodes particulières de l'histoire américaine : évolutions technologiques, théorie de l'homme public dans l'éthique protestante, notion de « character », prégnance de Hollywood en tant qu'industrie culturelle, entre autres.

Enfin, ce dossier se clôt sur des regards journalistiques. Les échanges avec Gérard Leclerc, directeur du service politique de France 3, et Valérie Domain, chef du service informations de Gala, confirment que journalistes politiques et journalistes people ont désormais un dénominateur commun : le responsable politique. Et si les frontières entre leurs spécialités, mais également entre vie privée et vie publique des dirigeants semblent parfois brouillées, leurs angles d'approche de la peopolisation politique restent fondamentalement différents. Ces quelques contributions sont loin d'épuiser le sujet. Sans doute conviendrait-il d'analyser le point de vue d'hommes et de femmes politiques et de leurs conseillers, les réactions de l'opinion face à la peopolisation, ou encore le récent intérêt des instituts de sondages à l'égard de cette thématique. Sans doute faudrait-il également, par d'autres études de cas, pousser plus loin les possibilités de comparaisons historiques et internationales. Toujours est-il que, grâce à ce dossier, le champ d'études sur la peopolisation de la politique est désormais entrouvert.

[1] Journée d'étude « Peopolisation et politique », laboratoire Communication et politique (CNRS), 19 mars 2007.

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Peopolisation-et-politique.html

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