02 - Publicité, quelle histoire ?
Parutions
Le Temps des médias n°2, printemps 2004, p.251-268- Images
- Annie Renonciat (dir.), L'image pour enfants : pratiques, normes, discours (France et pays francophones, XVIe-XXe siècles), Poitiers, La Licorne, 2003, 270 p., 22,50 euros
- Christian Delporte et Annie Duprat (dir.), L'Événement. Images, représentation, mémoire, Grâne, Creaphis, 2003, 265 p., 30 euros
- Françoise Denoyelle, La photographie d'actualité et de propagande sous le régime de Vichy, Paris, CNRS-Editions, 2003, 420 p., 39 euros
- Laurent Gervereau, Ces images qui changent le monde, Paris, Seuil, 2003, 192 p., 40 euros
- Propagande et opinion publique
- Publicité
- Journalistes
- Cinéma
- David Chanteranne, Isabelle Veyrat-Masson, Napoléon à l'écran, Nouveau Monde éditions, Fondation Napoléon, 2003, 222 p. 23 euros
- Jean-Michel Valantin, Hollywood, le Pentagone et Washington ; les trois acteurs d'une stratégie globale, Paris, Autrement, 2003, 14,95 euros
- L'Exception, Le Banquet imaginaire, Paris, Gallimard, 2002, 15 euros
Images
Annie Renonciat (dir.), L'image pour enfants : pratiques, normes, discours (France et pays francophones, XVIe-XXe siècles), Poitiers, La Licorne, 2003, 270 p., 22,50 euros
Comme objet d'étude scientifique, l'illustration pour la jeunesse est souvent tributaire d'une approche esthétique. Le colloque organisé par le Centre de l'écriture et de l'image de l'université de Paris VII qui rassemblait des chercheurs de disciplines variées (littérature comparée, histoire, histoire de l'art, sciences de l'éducation), proposait lui, en interrogeant les contraintes qui réglementent, influencent et stimulent les artistes, en analysant leurs visées pédagogiques et les représentations de l'enfant qui gouvernent leurs choix artistiques, une vision plus historique de cette production.
Les communications issues de ce colloque permettent de distinguer trois périodes dans l'histoire de l'image pour enfants depuis le xvi siècle. Un premier temps voit l'adaptation intuitive de l'image aux goûts de la jeunesse avec le passage de l'allégorie savante à des représentations plus concrètes et plus réalistes du quotidien des enfants. Dès l'Ancien régime, des thèmes nouveaux (le livre, l'enfant, l'éducation) apparaissent dans des supports nouveaux : l'album (Michel Manson). L'évolution ultérieure des cadrages, l'appropriation de la culture adulte à destination des adolescents jusque dans l'édition religieuse qui modernise son iconographie, montre que cet effort se poursuit au xixe siècle (Ségolène Le Men). L'Océanie en estampes, atlas géographique publié en 1832, propose quant à lui un inventaire concret des objets, des habitants, de la flore et de la faune de ce continent (Bernard Huber).
La fin du Second Empire est marquée par une réflexion sur l'image pédagogique, réflexion qui s'épanouit et s'actualise avec la Troisième république. Désormais, on met en œuvre une pédagogie qui sépare, éduque et protège. L'étude des contenus met en lumière les ambiguà ¯tés de l'image didactique, à la fois synonyme d'ouverture et de contrôle des esprits. C'est le cas de l'imagerie scolaire utilisée par la République pour justifier et expliquer l'entreprise coloniale (Dominique Lerch) ou des sujets scientifiques qui, dans les mêmes manuels scolaires, constituent une critique plus ou moins explicite de l'enseignement religieux (Jacqueline Lalouette). Les livres de loisirs, eux, en créant des figures animales amicales et valorisantes (Thierry Groensteen), en renouvelant la forme et le contenu des motifs religieux pour en actualiser le message (Margaret Sironval), font plus de place à l'imagination et aux possibilités d'évasion Mais l'encadrement de la lecture demeure fort comme, du reste, dans la Bibliothèque des petits enfants éditée par Hachette qui, s'adressant aux rejetons de la bourgeoisie, offre une vision volontairement simplifiée des rôles sociaux et sexuels.
Les ramifications de cette réflexion sont aussi politiques. Ainsi, le renouvellement de la production pour la jeunesse, dans les années 1880, est-il directement lié au développement de recommandations en faveur de la formation esthétique de l'enfance conçue comme un instrument d'édification démocratique, recommandations qui influencent les contenus et les formes des images pour enfants dans tous les domaines de création. (Annie Renonciat). Un exemple de cette réflexion et de son application est fourni par les articles critiques de Jeanne Cappe dans la revue belge catholique Littérature de jeunesse, après la Seconde guerre mondiale. Car dans l'intervalle, la lutte contre les Comics américains a commencé, au nom de la protection de l'enfance (Michel Defourny), lutte qui trouve sa consécration législative avec la loi de censure du 16 juillet 1949 (Michèle Piquard).
La fin des années 1960 marque une rupture avec ce nouveau contexte, « conformiste et marchand » : la révolution réalisée par François Ruy-Vidal, qui entend rompre avec les livres traditionnels « banals et sécurisants » et surprotecteurs (Isabelle Nières-Chevrel), ouvre les temps modernes de l'image pour la jeunesse et amorce le recul de sa mission séculaire… Dans le même temps, cependant, les contraintes techniques et éditoriales qui président à l'élaboration des illustrations pour enfants demeurent (Jean Perrot)
Seule lacune à ce très passionnant recueil sur l'image pour enfants, l'absence de considérations, même purement théoriques, sur la réception de ces illustrations. Il est vrai qu'en matière de médias, la question de la réception demeure une sorte de « trou noir » rarement exploré.
Anne-Claude Ambroise-Rendu
Christian Delporte et Annie Duprat (dir.), L'Événement. Images, représentation, mémoire, Grâne, Creaphis, 2003, 265 p., 30 euros
Tout en prenant explicitement ses distances avec une histoire des représentations qui minorerait la question des faits et en s'inscrivant dans la perspective d'un retour à l'événement, ce livre appartient à un genre aux productions encore peu nombreuses. Parce qu'il interroge les rapports entre le fait et l'événement, parce qu'aussi l'image est ici approchée non seulement en tant quelle est un marqueur de l'événement mais aussi parce qu'elle construit et alimente la mémoire partagée, faisant du même coup la lumière sur ses oublis. L'image, via la caricature, le dessin de presse, le cinéma, la télévision, joue un rôle considérable dans la construction de l'opinion publique, dans celle de l'événement, dans son euphémisation ou son occultation, mais aussi, dans sa transmission, sa résurrection et les relectures qu'elle permet, et, bien sûr, sa sacralisation.
L'Événement permet ainsi une lecture en profondeur des événements historiques majeurs – ceux dont on a coutume de dire qu'ils « ont fait date » – et des questions que soulève leur inscription dans la mémoire collective.
Annie Duprat évoque l'importance de l'image dans la construction de l'opinion publique, singulièrement avec l'affaire du collier de la reine. À partir de 1790, l'air du temps devient moins léger et persifleur nous apprennent les images qui multiplient les attaques contre la monarchie au prix de mensonges et d'exagérations. Même contribution à la construction d'un état de l'opinion entre 1914 et 1945 avec le thème de la 5 colonne analysé par Christian Delporte, qui fait la démonstration d'une adéquation totale du support à son objectif : rendre accessible à tous une idée. Le fantôme ou la réalité de la guerre offrent un terrain d'élection au thème de la 5 colonne qui pénètre grâce aux supports les plus divers dans la vie quotidienne et l'imaginaire collectif. Le recourt croissant à l'image en la matière témoigne éloquemment de son efficacité en tant qu'instrument de propagande.
La guerre d'Indochine, rappelle Pascal Pinoteau, fut un conflit occulté et réduit par la télévision à son dénouement. Mais l'écho rencontré par Diên Biên Phu dans les médias transforma ce qui aurait pu n'être qu'un épisode parmi d'autres d'un conflit oublié en bataille décisive d'une guerre d'actualité, enracinant du même coup le caractère inéluctable de la fin de la présence française en Indochine. À bien des égards la télévision joua, du reste, un rôle plus important encore dans le retour du Général de Gaulle sur la scène publique en juin 1958 (Évelyne Cohen), participant ainsi directement à l'événement lui-même.
Le rôle des images dans la valorisation ou la postérité d'un événement est plusieurs fois interrogé. Par Thomas Boucher, d'abord qui, avec les images des insurrections des années 1830, conclut à une euphémisation de l'horreur et par là même à une sorte d'occultation de l'émeute. Seule exception, la célèbre scène de la rue Transnonain de Daumier, chef-d'œuvre qui institue une rupture dans l'ordre des représentations. L'image peut aussi retrancher, effacer, contribuer à faire oublier. C'est le cas de celles du 4 septembre 1870 qui, rares, faiblement diffusées, reconstruites et mensongères ou encore décalées au profit de Sedan ou de la Commune, transforment la nature de l'événement et le système de significations dans lequel il s'inscrit. Le 4 septembre, masqué par d'autres images qui en ont neutralisé la dimension révolutionnaire et joyeuse, « n'a pas fait image » souligne Olivier Le Trocquer, à l'inverse de ce qui s'est passé pour le 18 brumaire, qui a engendré un lot d'images diversement appréciatrices mais assurant sa postérité. (Pascal Dupuy)
Avec « La torture dans Muriel ou le temps d'un retour d'Alain Resnais », Raphaà « lle Branche interroge méticuleusement les notions d'indicible, d'inmontrable, d'infilmable et les mécanismes de la transmission. Le film de Resnais dit l'extrême violence qu'est la torture sans la montrer, allant jusqu'à cette expérience limite de cinéma qui consiste à filmer les pages d'un texte plutôt que des images. Ce faisant, il transforme l'impossibilité de faire un film sur la torture en élément de compréhension de ce qu'a été la torture, c'est-à -dire en film sur le traumatisme de la torture pour celui qui l'a pratiquée… Le personnage, ici central, est le truchement volontairement singulier de la transmission et de la compréhension de l'événement.
Auscultant Les derniers moments de Maximilien, de Jean-Paul Laurens, Nelly Archondoulis-Jaccard montre comment la peinture d'histoire use d'un prisme renouvelé – social et bourgeois – pour s'adapter au goût et à la sensibilité du public moderne. Tandis que Dimitri Vezyroglou souligne la connexion établie en 1928 par le cinéaste Marco de Gastyne entre la geste Johannique et la Grande Guerre. Brisant le silence qui régnait sur la violence extrême et interpersonnelle de la guerre, violence refoulée par les commémorations officielles, le cinéaste non seulement lui donne un sens mais ouvre aussi à la nation la possibilité du deuil.
Le divorce entre les « deux mémoires » de la guerre civile espagnole que révèle le film Por qué morir en Madrid dont l'historique est livré par Nancy Berthier est aussi celui qui règne sur l'image de Jean Moulin. Joà « lle Beurier, examinant les dessins d'un Jean Moulin encore adolescent, cherche les signes de ce que sera le héros de la résistance. Mettant ainsi en lumière la dualité de l'homme – entre passion artistique et engagement patriotique – elle rappelle surtout à quel point la mémoire résistante a occulté la culture de la Grande guerre.
Enfin, les images sacralisent, c'est ce que nous montre Emmanuel Fureix avec les images contrastées de la mort de Napoléon qui renouent, entre 1821 et 1831, avec les rituels des commémorations. C'est vrai aussi des images officielles savamment orchestrées par la propagande fasciste et interrogées par Marie-Anne Matard-Bonucci. En simplifiant et en mythifiant la marche sur Rome, elles lui ont conféré une univocité fondatrice.
Anne-Claude Ambroise-Rendu
Françoise Denoyelle, La photographie d'actualité et de propagande sous le régime de Vichy, Paris, CNRS-Editions, 2003, 420 p., 39 euros
La photographie peut être une arme de propagande. De nos jours, l'affirmation relève de l'évidence. Mais tel n'était pas le cas dans la France des années sombres. À vrai dire, de Daladier à Pétain, la continuité l'emporte de façon troublante. La photographie, au mieux ignorée, au pire méprisée par les élites gouvernantes, n'entre pas dans le dispositif de mobilisation de masse construit par la République de la « drôle de guerre » ou le régime de Vichy. Pourtant – et c'est là tout le paradoxe mis en lumière par Françoise Denoyelle –, les circonstances de la collaboration poussent l'État français à en développer l'usage à des fins de propagande. Pourquoi ? Parce que dans l'entourage proche du Maréchal, à commencer par le docteur Ménétrel, on comprend tout l'intérêt à contrôler et à diffuser une certaine image du « sauveur » dans la population. Le culte de Pétain passe par la photographie reproduite dans la presse, les livres, les brochures, les calendriers, affichée dans la rue, présentée dans de vastes ou modestes expositions, accrochée sur les murs des écoles ou des foyers. C'est également Ménétrel qui favorise la création du Service central photographique, fin 1941, censé « orienter, coordonner et contrôler la production et la diffusion » de la photographie dans la presse et l'édition. La direction en est confiée à Georges Reynal, l'un des onze super-censeurs au ministère de l'Information. L'ambition de Reynal s'inscrit parfaitement dans le projet d'encadrement de l'opinion, porté par Paul Marion, responsable de l'Information à Vichy : faire de la photographie une arme de propagande étatique. Mais il se heurte à la résistance des agences, jalouses de leur indépendance, et surtout à celle de Laval, revenu aux affaires en avril 1942, pour qui rien ne vaut les bonnes vieilles recettes d'une censure tatillonne. Bref, sans moyens, sans soutiens, le SCP surveille plus qu'il n'oriente, même s'il alimente les journaux de zone libre en reportages à la gloire du Maréchal ; des reportages pauvres et répétitifs, médiocres techniquement, à l'instar de toute la production photographique de l'époque. Les visas de censure, le conformisme ambiant, les facteurs matériels ne sont pas seuls en cause. Les grands créateurs de l'entre-deux-guerres ont dû abandonner les journaux, l'élite de l'école de Paris étant même poussée à l'émigration. Quant aux agences, essentiellement installées à Paris et abreuvées par les clichés allemands, elles répugnent à développer une antenne de l'autre côté de la ligne de démarcation.
Malgré tout, durant quatre ans, la photographie d'actualité a fidèlement servi les desseins de la collaboration. À la Libération cette évidence échappe pourtant aux épurateurs qui, exclusivement préoccupés par l'écrit, négligent le rôle de l'image dans l'œuvre de conditionnement de l'opinion. Mieux : directeurs d'agences et photographes, de zone Sud mais aussi de zone Nord, tirent parti de cette ignorance pour minimiser leurs responsabilités. Les clichés, somme toute, n'auraient été que de simples documents d'accompagnement des articles. Il en résulte, nous dit Françoise Denoyelle, que l'occupation se distingue comme une parenthèse dans l'histoire de la photographie d'actualité. C'est vrai si l'on en juge par la qualité de la production et la notoriété de leurs auteurs, vite oubliés. Il reste que, parmi les idéologues de Vichy, la tentation totalitaire, bien réelle, passait par une domestication de l'image, de toutes les images, et singulièrement de la photographie.
Christian Delporte
Laurent Gervereau, Ces images qui changent le monde, Paris, Seuil, 2003, 192 p., 40 euros
Spécialiste de l'étude des images, auteur d'une remarquée Histoire du visuel au xxe siècle (rééditée en Points-Seuil, début 2003), l'historien Laurent Gervereau se livre ici à un exercice à la fois ardu et stimulant : retenir vingt images qui, chacune à sa façon, est symptomatique de l'évolution du regard contemporain et de la multiplication industrielle des images (timbre poste, photographie de presse, affiche publicitaire, film de fiction, feuilleton ou reportage télévisés, jeu vidéo, site Internet, etc.). Il ne s'agit pas de dresser une sorte de « hit-parade » iconographique ou de publier un énième ouvrage sur les plus célèbres images des xix et xxe siècles. Le propos de l'auteur est d'attirer l'attention sur des documents qui, à la fois, révèlent un basculement dans la manière de voir et éclairent sur un univers visuel en pleine transformation. En bon historien, Gervereau inscrit l'image sélectionnée dans son contexte et la place en perspective, avec science et doigté. Mais il fait davantage. En rapprochant l'image d'autres images, en démontant les logiques de création et les mécanismes de production de masse, il nous permet de comprendre pourquoi et comment les représentations visuelles caractérisent, et, parfois, uniformisent les cultures contemporaines.
Gervereau pointe, par l'exemple, l'origine du regard. Ainsi Chéret n'est-il pas seulement l'inventeur d'un style d'affiche commerciale, marquée par un modèle de composition bientôt communément imitée. Il est surtout l'initiateur d'une formule publicitaire qui se répand et qui dure, exclusivement fondée sur le désir d'achat. De même, lorsqu'en 1930, l'impertinent photographe Erich Salomon dérobe l'image des plénipotentiaires français de la conférence d'Aix-la-Chapelle, assoupis dans un sofa entre deux séances de négociations, il reflète une tendance nouvelle dans la transposition de l'actualité, appelée à se développer : la représentation périphérique de l'événement. Mais il est sans doute des moments plus fondamentaux dans notre manière de voir et de penser. « Je n'ai jamais, de ma vie, éprouvé un choc aussi profond », expliquera Eisenhower, en évoquant son entrée dans le camp d'Ohrdruf, en avril 1945. Les images terribles des camps de concentration codifient, pour longtemps, la façon de photographier ou de filmer l'horreur. Les charniers rwandais trouvent leur résonance dans ceux de Buchenwald ou de Dachau. Pourtant « l'image est un témoignage et non une preuve ». En 1945, les photos des camps ne peuvent exprimer la spécificité de la Shoah ni même révéler la complexité de l'univers concentrationnaire. L'image montre alors les limites de son éloquence. Et Gervereau de s'interroger sur les ambivalences du réel porté par les images. L'avènement du « direct » planétaire constitue, de ce point de vue, un test convaincant. Des premiers pas d'un homme sur la Lune, en 1969, à la tragédie du 11 septembre 2001, l'image télévisée crée les conditions du regard universel et d'une mémoire collective partagée par la masse des hommes. Dans l'un comme l'autre cas, la pauvreté des images est submergée par la force illusoire de vivre ensemble l'événement. Fouillant l'histoire de la télévision, il nous montre aussi la manière dont les États-Unis, dès les années 1950, dessinent les contours d'émissions standardisées qui s'appliquent à effacer les frontières entre la fiction et le réel. Les racines des « téléréalités », si caractéristiques du début du xxie siècle, sont ici, sur les plateaux de NBC, avec This is your life !, où la vie de « vrais gens » s'identifie soudain à celle des familles nageant dans le bonheur et la consommation, que les feuilletons télévisés ont érigées comme modèles absolus. Bref, par ce livre, Laurent Gervereau poursuit un projet engagé depuis une vingtaine d'années : nous fournir les outils indispensables à la maîtrise de l'univers iconique qui nous entoure. Projet salutaire pour résister à la peur, à la naà ¯veté ou au désenchantement.
Christian Delporte
Propagande et opinion publique
Hélène Duccini, Faire voir, faire croire. L'opinion publique sous Louis XIII, Seyssel, Champ Vallon, collection Époques, 2003, 538 p., 34 euros
Dans ce beau livre, Hélène Duccini présente l'aboutissement d'une longue recherche menée depuis plus de vingt-cinq années sur la « littérature pamphlétaire » et les images de propagande du premier xviie siècle français : plus de 3 300 « pamphlets » ont été soigneusement étudiés, plusieurs centaines de gravures, relevées parmi les milliers du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de France, ont été décryptées, afin d'en bien faire comprendre les significations symboliques. Il faut remercier l'éditeur d'avoir permis la reproduction de 150 de ces images à l'intérieur du texte, toujours lisibles : elles permettent à l'auteur d'argumenter de façon fort claire ses démonstrations.
Une telle masse documentaire pour une période somme toute assez courte, mais combien riche d'événements, du crime de Ravaillac aux disparitions du Grand Cardinal et de son maître Louis le Juste – tout juste un peu plus de 30 ans ! – conduit tout naturellement l'auteur à s'interroger sur les formes de cette expression politique, mais aussi sur ses fonctions. En ces temps pendant lesquels la monarchie absolue se met en place – malgré les incertitudes de la minorité royale, les résistances nobiliaires et les guerres civiles, la guerre ouverte avec l'Espagne à partir de 1635 –, l'espace public de Paris et probablement des grandes villes de province retentit du heurt des opinions, à tel point que l'on peut discerner une véritable opinion publique, traversée par de multiples courants, une opinion qu'il faut convaincre, une opinion devant laquelle les princes et grands nobles justifient leurs prises d'armes contre le gouvernement de la reine-mère Marie de Médicis, une opinion que l'on peut manipuler pour desservir le favori Concini, provoquant ainsi son élimination, ou pour desservir tel ou tel ministre gênant les desseins du Grand Cardinal.
On sait qu'à la suite d'Habermas, certains historiens montrent de grandes pudeurs sur le sujet, refusant d'admettre l'existence d'une quelconque opinion publique avant le siècle des Lumières. Tel n'est pas notre avis, et nous sommes satisfaits de disposer désormais de ce beau dossier, qui permet à Hélène Duccini d'affirmer avec force et à plusieurs reprises la présence de cette opinion, une opinion dont les contemporains ont eu une assez claire conscience, s'il faut en croire Fancan et son pamphlet La Voix publique au Roi (1624) : « Ce n'est pas aussi la pensée d'un simple particulier, mais celle de tous les gens de bien et de tous les judicieux personnages de vostre Estat. En un mot, c'est la voix publique. » (voir p. 406)
Un premier chapitre présente l'écrit et l'image, les métiers de l'imprimerie et de la gravure. Il s'efforce de distinguer parmi les « pamphlets » – ces « petits livres » selon un mot anglais entré en France en 1653 –, les pièces officielles des différents pouvoirs, les pièces de propagande venues de ces pouvoirs et des opposants, les libelles de polémique politique, enfin les occasionnels d'information. Comme alors la propagande n'est jamais loin de l'information, il est parfois difficile d'établir des distinctions aussi tranchées. Quelques histogrammes viennent prouver que la plus grande masse de cette production imprimée est contemporaine de la première partie du siècle, mais que le temps du Roi-Soleil, après 1660, n'en est pas complètement dépourvu. Ici l'observateur se prend à douter, parce que ces graphiques sont globaux, et ne prennent pas en compte la diversité des genres : libelles polémiques ou simples occasionnels d'information ? Vient ensuite la présentation du monde des images, objets privés conservés chez leurs acheteurs ou affichés dans l'espace public des places et des rues, dont les « lettres » ou légendes permettaient de mieux comprendre le message.
Les chapitres suivants éclairent les évolutions des débats d'opinion : le traumatisme de l'assassinat d'Henri IV et les polémiques contre les jésuites (ch. 2), les guerres civiles des années 1614-1615 et les prises de parole devant l'opinion (ch. 3). Vient ensuite un gros chapitre sur les États généraux de 1614-1615 qui permet de présenter la diversité des propositions pour penser la monarchie et la société : une société dont les trois ordres éclatent sous la pression de ce nouveau « quatrième état », constitué par les magistrats des parlements et tous les robins de petite volée qui les entourent. N'est-ce pas surtout dans ce quatrième état que se développe l'opinion publique ? Les deux chapitres suivants démontent les mécanismes de véritables « campagnes de presse », suffisamment efficaces et persuasives pour provoquer l'élimination de Concini (ch. 5 et 6). L'avant-dernier chapitre brosse à grands traits l'évolution politique et militaire qui conduit du début du règne personnel de Louis XIII (1617) à la journée des dupes de novembre 1630. Le dernier chapitre montre comment le cardinal de Richelieu, fort conscient de l'efficacité de la parole et de l'image dans l'espace public, s'efforce de les confisquer au profit du seul pouvoir.
C'est assez montrer toute la richesse de ce beau dossier. Nous ne pouvons cependant achever cette recension sans présenter quelques observations de détail. Tout d'abord, les estampes. On a peine à penser que la fig. 45 (p. 122) date vraiment de 1612 : tout y semble contemporain de Louis XIV, perruques, chapeaux, visages glabres ; cette gravure présente peut-être la publication des mariages de 1612, mais elle semble dater de bien plus tard. L'amusante gravure 150 (p. 468), semble présenter les trois temps de l'arrivée de Gaston d'Orléans auprès du roi : au fond, il est accueilli par un premier personnage, ensuite le voici reçu par Richelieu qui s'incline comme il sied devant le premier prince du sang, enfin au premier plan le roi embrasse son frère qui s'incline devant son seigneur : toute cette série de révérences a pour but de bien montrer la puissance du sang royal, mais aussi la place de Richelieu, bon et loyal sujet qui est parvenu à réconcilier les deux frères. L'estampe 158 (p. 478) ne présente nullement un marchand d'argenterie vendant aussi des gravures, mais bien une « blanque », c'est-à -dire un jeu de loterie, dont les numéros gagnants que l'on voit au centre du comptoir permettaient de remporter les lots les plus divers : l'Espagnol gagne ainsi des oignons et des raves. La gravure de la prise de Perpignan existe bien dans l'estampe 174 (p. 497), sur les genoux du malheureux Espagnol qui vient d'en apprendre la nouvelle.
Il arrive à l'auteur de corriger les catalogues de la BNF, par exemple très justement ce pamphlet fautivement situé en 1620, et datant manifestement de 1627, lors du siège de La Rochelle (p. 418). Mais pourquoi faut-il modifier la date de la lettre de l'évêque Sébastien Zamet, où débutent ouvertement les hostilités de Richelieu contre Saint-Cyran ? Tous les historiens sérieux des débuts du jansénisme situent cette lettre autour de janvier 1638, à propos de la doctrine de Saint-Cyran sur la contrition (p. 451). Enfin, on nous pardonnera de mentionner ici nos propres travaux. S'ils avaient été bien lus (La Gazette en province, p. 324-327, ou l'article « Renaudot et la pratique du journalisme : la Gazette en 1640 », col. de 1986, p. 69-106, note 20, reproduite dans L'Annonce et la nouvelle, p. 237), il eût été facile de montrer que tous ces occasionnels présentés p. 487, à propos du siège d'Arras en 1640, sont des réimpressions orléanaises de textes tous empruntés à la Gazette de Renaudot, ainsi que nous pensons l'avoir suffisamment démontré. À partir de 1634, la tradition des occasionnels d'information a été détournée par Renaudot au profit de la Gazette, et les pièces reproduites « sur l'imprimé à Paris, en l'isle du Palais. Avec permission » en proviennent. Voilà l'une des raisons expliquant la raréfaction de toutes ces pièces à partir de ces années-là : elles se trouvent dans la Gazette. Renaudot a bien aidé Richelieu à mieux contrôler l'information.
Encore quelques points de détail. La xylographie date-t-elle du xiie siècle (p. 55) ? La bibliographie la mieux informée la date de la fin du xiv ou du début du xve siècle. Caspar Luyken a-t-il vraiment gravé en 1680 la fig. 19 (p. 76), alors qu'on nous dit qu'il est né en 1672 ? Lapsus malheureux, ce pape Innocent III égaré à Canossa (p. 80) ! Le père de Richelieu ne peut défiler en 1614, puisqu'il est mort en 1590 ; il s'agit du frère aîné du futur cardinal (p. 161). Eusèbe Renaudot n'est pas le frère, mais l'un des fils du gazetier (p. 215, erreur empruntée à R. Mandrou). On nous pardonnera d'ajouter ces quelques broutilles : des ouvrages très récents mentionnés en note de bas de page, mais pas dans la bibliographie de fin de volume ; des incertitudes dans les astérisques décernés aux pamphlets pour indiquer leur bord politique, dans les notes du chapitre 4 ; deux ou trois nombres mal situés dans les colonnes du tableau 81 (p. 331).
Ces remarques viennent prouver tout l'intérêt pris à la lecture de ce livre qui apporte un éclairage vraiment nouveau sur la société politique du premier xviie siècle, sur la présence déjà bien réelle d'un véritable espace public où se faisaient et défaisaient les opinions. Ajoutons que cet ouvrage est accompagné d'une bibliographie, d'un index des noms de personne et d'une table des tableaux, cartes et illustrations qui rendront bien des services.
Gilles Feyel
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Marian Petcu, O istorie illustrată a publicităţii româneÅŸti, Tritonic, Bucarest, 2002
Auteur par ailleurs d'un recueil d'articles portant sur l'histoire de la presse roumaine (Istoria presei române, paru chez le même éditeur), Marian Petcu présente ici une histoire illustrée de la publicité roumaine que le chercheur francophone peut compulser à diverses fins – même s'il ne maîtrise pas bien le roumain… La cinquantaine d'illustrations, de 1832 à 1944, la réception des titres de la presse professionnelle – de 1837 à 1914 – et la recension des agences de publicité – de 1878 à 1962 – complètent fort utilement les ouvrages de Marc Martin et de T.R. Nevitt qui portent respectivement sur l'histoire de la publicité et des acteurs des industries publicitaires, en France et au Royaume-Uni (Trois siècles de publicité en France, Odile Jacob, 1992 ; Advertising in Britain, Heinemann, London, 1982). Plus : on relève que l'année même où en France, Émile Mermet lança son Annuaire de la publicité (1878), qui devint en 1880 l'Annuaire de la presse (et de la publicité), apparaît à Bucarest la première agence de publicité relevée par Marion Petcu. De même, c'est au cours des années 1830, lorsque le bureau-correspondance Havas devint Agence (1835), que parurent en Roumanie les premiers journaux de publicité identifiés par l'auteur.
La publicité, en France, est tantôt présentée comme un agent de modernité captant « l'esprit du temps », et tantôt vilipendée pour son esprit de lucre. L'ouvrage de Petcu, lu par un francophone, suggère un autre « angle d'attaque » ; si les élites de Bucarest ou en province regardaient vers Paris et maniaient la langue française au xixe siècle, les réclames et annonces rédigées en français dans la presse roumaine seraient-ils l'indice même de cette francophilie ? On relève, pêle-mêle, « Les tissus de Rose France embelissent (sic) la femme »…, « La marque mondiale. Cointreau liqueur »…, mais aussi, les publicités autrement plus connues, « Chocolat Menier » (1874), « l'Eau des Fées » (1874), et « les Véritables eaux minérales de Vichy : Agent général pour la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie – A.G. Cariest, Bucarest ». La publicité pour les journaux concerne « L'Orient ». Journal quotidien. 2 éditions par jour. Rédaction et administration, rue de la Victoir (sic), 69 (Bucarest) ou alors le « Jurnal de Mode » (sic). Un journal spécialisé, avec le titre rédigé en trois langues – Anunciatorul-Feuille d'Annonces-Annoncen-Blatt, daté du 19 octobre 1878 comporte cet avis : « Une dame ayant les meilleures références étant depuis vingt ans auprès des enfants désire se placer dans les mêmes conditions auprès d'une dame agée, elle conner trois langs différents. Adresse au boureau » (sic).
Il ressort des résumés de l'ouvrage (en anglais et en allemand) que le premier journal quotidien à paraître à Bucarest date de 1897 ; la première mention du mot « nouvelle » est relevée le 29 novembre 1846 dans la phrase « nouvelles officielles » –¸siri ofi¸tiale.
Marianne Petcu insiste sur la difficulté à définir les acceptions des genres rédactionnels et publicitaires les plus usités. Il trouve trace en Moldavie, en 1642, des publicités volantes, collées au mur (Publicité dont on voit toujours l'importance, que l'on se trouve à Bucarest ou à Saint-Pétersbourg ou encore, à Paris…). Et il signale la pluralité linguistique des « mots de pub » : à Bucarest, en 1818, c'est en grec que « l'officiel des spectacles » annonce les prochaines productions théâtrales ; on emploie un mot turc – havadis – pour désigner « une nouvelle ».
Relevons, par ailleurs, que les tirages des journaux furent des plus modestes : un à deux mille, semble-t-il, au milieu du xixe siècle. À Bucarest, un kiosque à journaux fut signalé en 1877, la première agence de publicité, en 1878. Un demi-siècle plus tard, des agences internationales y avaient pignon sur rue. Que de chemins parcourus. Vers 1924, l'agence new-yorkaise J.W. Thompson – que l'on célèbre souvent comme la première grande agence des États-Unis à s'implanter en Europe (à Londres, en 1899), se faisait triplement remarquer : elle s'interdisait de s'occuper des budgets de deux enseignes rivales ; elle faisait tout elle-même, sans assistance rédactionnelle du client ; elle obtint même que la reine Marie de Roumanie participe à la promotion du produit américain de beauté, Pond's Cold Face Cream. Les techniques promotionnelles venues de Hollywood, de Chicago et de New York faisaient alors florès. Par la suite – après ce long « hiatus » de la Deuxième guerre mondiale, suivi d'un régime communiste au pouvoir, et dix ans après la chute du régime de N. Ceausescu – les revues publicitaires spécialisées avoisinent vers l'an 2000 les deux cents et la publicité figure dans le cursus universitaire d'une vingtaine d'établissements de l'enseignement supérieur. Les publicités pour le Chocolat Menier et l'Eau des Fées cèdent la place à celles pour Paramount, Nivea et Aspirin. Ou, alors, aujourd'hui, pour Carrefour, implanté sur au moins deux sites dans le Bucarest d'aujourd'hui.
Michael Palmer
Journalistes
Marie-à ˆve Thérenty, Mosaà ¯ques. à Štre écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Honoré Champion éditeur, 2003, 735 p., 110 euros
L'historien du journalisme trouvera beaucoup à apprendre et à prendre dans cette thèse de littérature. À la suite du livre de Roland Chollet, Balzac journaliste, le tournant de 1830, et de l'article pionnier de Marc Martin, « Journalistes et gens de lettres (1820-1890) », Marie-à ˆve Thérenty présente exhaustivement le monde des « romanciers-journalistes » gravitant autour des grandes et petites presses des années 1829-1836 : 1829, date de fondation de la Revue de Paris, première des grandes revues de l'époque à donner autant de place à la fiction littéraire ; 1836, début du roman-feuilleton dans la presse quotidienne. La première partie du livre fait l'état des lieux : mal servis par une librairie en crise, les auteurs – « écrivants » débutants, tout autant qu'écrivains confirmés – s'expriment dans la presse périodique. Dans la deuxième partie, les différents genres d'écriture journalistique sont détaillés, de manière à montrer que le journal joue le rôle d'un laboratoire où les romanciers-journalistes composent des textes à mi-chemin du référentiel (ils sont greffés sur l'actualité, le temps présent) et de la fiction : chroniques, études de mœurs, récits de voyage, fictions et fragments divers, articles de critique. Tous articles réintroduits par la suite dans des œuvres romanesques plus ambitieuses La troisième partie présente les effets de ces réinvestissements dans le roman. Comme le récit journalistique, le roman est fondé sur l'actualité (par divers procédés, l'histoire est située dans le temps le plus proche du lecteur), sur une esthétique de la discontinuité (ruptures du récit, digressions et insertions de textes auparavant rédigés pour le journal et à peine réécrits), le tout aboutissant à un effet de mosaà ¯que : comme le journal, le roman serait une « addition de fragments », d'où le titre de l'ouvrage.
La première partie surtout intéresse l'historien du journalisme et des journalistes. Marie-à ˆve Thérenty y a livré une véritable sociographie de ces hommes de lettres caméléons, tout à la fois journalistes et écrivains. Tous ces gens, inquiets sur leur identité culturelle, sont écartelés entre la sublime image qu'ils se font du poète qui a réussi à imposer son génie, et un champ littéraire dominé par l'argent apporté par la collaboration au journal ou l'écriture de fictions romanesques. Honteux de gagner correctement leur vie par une écriture qui leur paraît quelque peu « alimentaire », ces romanciers-journalistes proposent d'eux-mêmes une image noire symbolisée par le critique Jules Janin, cependant qu'ils répandent le « cliché » du jeune poète mort misérable dans son galetas, faute d'avoir pu réussir. De tels stéréotypes ne sont pas faits pour aider à une meilleure définition de l'identité du journaliste. Nul doute que le journaliste politique ou « publiciste » ne pâtisse d'un tel voisinage. Marie-à ˆve Thérenty décrit les étapes du cursus honorum, que doit franchir le jeune « écrivant » pour parvenir à la notoriété : après avoir débuté dans les petites feuilles artistiques ou satirico-politiques où il est payé 5 à 10 francs la colonne, le journaliste collabore aux variétés ou au feuilleton des quotidiens politiques où il peut être rémunéré jusqu'à 500 francs par mois. La presse littéraire, de nature diverse, paie bien elle aussi, selon la notoriété des auteurs. Enfin, l'accès aux revues – Revue de Paris, Revue des deux mondes –, est la consécration suprême qui permet au journaliste de se muer en auteur : on y est payé entre 150 et 500 francs la feuille. Marie-à ˆve Thérenty nous offre ainsi une étude précise de tout ce monde du journalisme littéraire assez mal connu aujourd'hui. En annexe, les journalistes (139) et les journaux (97) sont l'objet de notices plus ou moins étendues et souvent riches de détails. Le livre offre aussi une bibliographie et un index des noms qui rendront certainement bien des services.
Gilles Feyel
Denis Maréchal, Geneviève Tabouis, Les dernières nouvelles de demain (1892-1985), Nouveau Monde éditions, 2003, 289 p., 26 euros
La biographie que Denis Maréchal consacre à Geneviève Tabouis, pionnière du journalisme au féminin sous la III République, retrace les étapes d'une carrière quasi ininterrompue, toute entière consacrée à l'analyse de l'actualité diplomatique internationale, de ses débuts de pigiste en 1924 aux dernières chroniques prononcées au micro de RTL en 1980, avec l'émission hebdomadaire Les dernières nouvelles de demain qui fournit le sous-titre de l'ouvrage.
Denis Maréchal, tout en suivant le fil d'un plan chronologique, s'est attaché à éclairer les ressorts de la longévité et de l'originalité professionnelles de Geneviève Tabouis. Il a rassemblé de nombreuses sources, dont des documents émanant des archives du FBI et de la préfecture de Police de Paris. La surveillance policière des journalistes se révèle, une fois encore, un atout précieux pour les historiens des médias.
La famille de Geneviève Tabouis n'a pas autorisé l'accès à ses archives privées, qui auraient sans doute permis de mieux cerner le caractère et les sentiments de cette femme étonnante. Mais l'on voit bien les traits essentiels : fine d'aspect, de santé délicate, calme en apparence, elle est dotée en fait d'une grande ténacité et d'une belle vigueur. Portée par sa passion de l'information, habile à collecter des renseignements, audacieuse si nécessaire, elle « dévore le temps » comme l'écrit son amie Louise Weiss.
Cette passion est pour partie un héritage familial : nièce des frères Cambon, Geneviève Tabouis a été élevée dans un milieu qui lui a permis de côtoyer précocement les dirigeants de la III République et ceux des pays étrangers. Familière de cet univers, elle sut, tout naturellement, exploiter un riche carnet d'adresses et entretenir un réseau qui lui permit, en retour, de construire son propre système de renseignements, mêlant informations et mondanités, confidences politiques et liens d'amitié (elle demeura très proche d'Edouard Herriot jusqu'à sa mort). En dépit d'un tel atout, elle dut attendre 1933 pour obtenir une chronique dans L'Œuvre et s'imposer dans les cercles fermés et masculins de la politique étrangère.
Denis Maréchal décrit bien les composantes du style de Geneviève Tabouis : l'actualité internationale se présente comme une histoire vécue, sous forme d'un récit, parfois même proche du feuilleton, avec la description des « coulisses » et des personnages en situation. La diplomatie devient ainsi un univers moins inaccessible au commun des lecteurs.
Certains de ses articles eurent un grand retentissement et lui forgèrent une réputation de « Cassandre ». Cependant la véracité et l'intérêt de ses informations forment un curieux mélange. Geneviève Tabouis a pu livrer au journal d'authentiques « scoops » et des analyses pertinentes, notamment lors des crises de 1938, mais aussi un lot important de fausses rumeurs, d'approximations et de prédictions sans lendemain, quand son imagination devançait l'événement ou tenait lieu de commentaire argumenté. L'auteur écorne également la légende de la « Pythie », en montrant que certains renseignements « sensationnels » étaient tout simplement des « fuites » bien organisées, preuve que les politiques savaient manipuler les médias en cas de besoin. Enfin, il confirme que Geneviève Tabouis fut, comme nombre de ses confrères de ce temps, rémunérée par des deniers étrangers, soviétiques en l'occurrence. En revanche, son antigermanisme et ses positions antimunichoises lui attirèrent les foudres des dirigeants et de la presse nazis. En juin 1940, plusieurs politiques, dont Herriot, l'incitèrent à partir au plus tôt tant il paraissait évident qu'elle courrait un danger en restant en France.
Exilée durant cinq ans aux États-Unis, elle connut un retour très difficile. L'Occupation et la Libération avaient bouleversé son univers et ses réseaux mais, surtout, la presse nouvelle n'avait pas besoin d'elle. Elle obtint une chronique à Radio Luxembourg qui ne lui serait peut-être pas échue sans l'appui de son époux, Robert Tabouis, administrateur de la société. Elle parvint à la conserver, imperturbable, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-huit ans.
Figure renommée de l'avant-guerre, Geneviève Tabouis pouvait-elle demeurer après guerre une voix qui compte ? Le dernier chapitre de l'ouvrage montre qu'il n'en fut rien. Sa perception des nouvelles donnes internationales demeurait forgée par l'histoire qu'elle avait vécue. Ses propres positions politiques paraissent bien contradictoires. Elle était incontestablement dans « la sphère d'influence des Soviétiques » au point d'attirer la vigilance du FBI sur ses déplacements aux USA mais sans que l'on en sache davantage. Antigaulliste durant son exil, elle paraît s'être accommodée du retour du Général au pouvoir mais c'est un point que l'auteur aurait sans doute pu davantage développer. On regrette aussi que Denis Maréchal n'ait pas, plus systématiquement, replacé la carrière singulière de Geneviève Tabouis dans l'évolution du monde journalistique des années 1930 aux années 1960, et comparé son parcours à celui d'autres plumes, célèbres ou moins célèbres. Il nous semble que l'intérêt de son apport à l'histoire des relations entre diplomatie et journalisme en eût été accru.
Hélène Eck
Cinéma
David Chanteranne, Isabelle Veyrat-Masson, Napoléon à l'écran, Nouveau Monde éditions, Fondation Napoléon, 2003, 222 p. 23 euros
Alors qu'on disposait d'un bon livre sur la Révolution française à l'écran – celui de Sylvie Dallet [1], il manquait une étude globale sur Napoléon recouvrant à la fois le cinéma et la télévision.
Voilà qui est fait avec l'analyse de David Chanteranne et Isabelle Veyrat-Masson. La juxtaposition s'impose aujourd'hui car elle permet, sur un siècle entier, de mieux percevoir l'évolution du regard porté sur le Consul et sur l'Empereur : soit 700 films environ pour le cinéma, 250 productions télévisuelles sur 800 occurrences repérées ces derniers cinquante ans, le premier film audiovisuel datant des années 1950.
Au milieu de ces multiples réalisations, les deux auteurs ont eu raison de sélectionner les œuvres les plus marquantes ou les plus connues et qui portent essentiellement sur l'Empereur. La plupart préfèrent ne l'aborder que de profil, au travers de films sur Madame sans gêne, le Colonel Chabert, Maria Walewska. Au cinéma, David Chanteranne retient naturellement Abel Gance, avec Napoléon et Austerlitz ; Sacha Guitry et sa petite histoire derrière la grande, qui réussit à rendre spirituels tous les poncifs ; Bondartchouk, académique et démesuré, mais qui ne plaisante pas avec la vérité historique quand il s'agit de reconstituer des batailles.
À la télévision, Isabelle Veyrat-Masson retient nécessairement La Caméra explore le temps de Decaux, Lorenzi et Castelot, une équipe aux opinions politiques contrastées et qui permet d'approcher politiquement les grands épisodes de l'histoire napoléonienne ; à retenir également le Procès Napoléon, seule émission vraiment critique, où juristes, historiens débattent de l'œuvre, avec défense et accusation. À part Napoléon et l'Europe, série politiquement variée selon l'orientation des différents auteurs, on observe à la lire, que la plupart des émissions évitent d'aborder de front les problèmes politiques et l'enjeu que pose l'irruption de Napoléon sur la scène européenne. La dérive frôle l'abus dans les dernières productions, notamment la plus récente, où sous prétexte de présenter l'aspect « humain » du personnage, de distraire aussi, pour plaire au public, on a fait alterner batailles sanglantes et scènes de boudoir, en faisant de Napoléon un homme ordinaire. Comme si, s'agissant d'Hitler, en présentant le Fürher avec Eva Braun et jouant avec ses chiens, on affectait de croire que cela permet de comprendre la nature du nazisme.
Dans la plupart des films, on ne sait pas pourquoi Napoléon fait la guerre – ce qui est facile et permet d'avoir le public avec soi.
À Las Casas, Napoléon disait : « ma vraie gloire n'était pas d'avoir gagné des batailles : ce qui vivra, c'est mon Code Civil » (au vrai il le fit appliquer plus qu'il ne l'écrivit). Or, dans toute cette production filmique, qu'on ne s'attende pas à ce que soit abordée, en l'approuvant ou la critiquant, l'œuvre civile et politique de Bonaparte : elle ne prête ni à de belles images – elle n'est pas cinématographique –, ni à des phrases de choc. Tout comme dans le journal télévisé, quand il n'y a pas d'images, il n'y a pas d'information, dans la fiction les batailles et les scènes d'alcôve se prêtent mieux à la caméra des réalisateurs qu'une réflexion sur la nature du pouvoir. La capacité des artistes à analyser les phénomènes historiques a quelquefois des limites qu'ils définissent comme leur liberté, leur créativité…
Se départir de toute analyse de caractère politique ne signifie pas qu'on se prive de manifester ses opinions. Isabelle Veyrat-Masson remarque avec force que « le choix de l'interprète est déjà une interprétation » : dans l'Otage de l'Europe, le choix de Roland Blanche, habitué à des rôles odieux, n'est pas destiné à rendre sympathique Napoléon à Sainte-Hélène. Mais il y a évidemment plus, et l'exemple de Madame Sans gêne le montre bien : à travers le siècle, dans cette pièce due à Sardou, on passe d'un respect amusé de la blanchisseuse pour le jeune Bonaparte, dans les réalisations de la première moitié du siècle, à une contestation farouche du tyran dans la réalisation de Philippe de Broca et Molinaro en 2000.
Le Napoléon à l'écran de David Chanteranne et Isabelle Veyrat-Masson montre bien la figure que les cinéastes veulent donner à Napoléon pour plaire, pour faire du public ou de l'audience. Et cette figure a évolué.
Dans les quelques chefs-d'œuvre qu'on a mentionnés, Napoléon est admiré ou critiqué mais dans une adéquation relative avec les analyses des grands auteurs : de Chateaubriand à Victor Hugo ou Tolstoà ¯, des meilleurs historiens de Napoléon également : G. Lefebvre, J. Tulard, auxquels maintenant il faudrait joindre Annie Jourdan, Thierry Lentz et Nathalie Petiteau.
Mais depuis, et malgré eux, le héros romantique, porteur des idées révolutionnaires et cruel tyran des nations vaincues, a peu à peu été transformé par le cinéma et la télévision en un personnage du théâtre des boulevards ou en un monstre sans états d'âme. Comment ces films pourraient-ils faire comprendre la ferveur dont Napoléon a été l'objet, et pas seulement aux armées ou dans les chaumières ; comment comprendre qu'au seul nom de Bonaparte, Louis Napoléon ait été le premier président élu du suffrage universel en 1848 ?
Ce parcours exprime, à sa façon, l'évolution du sentiment public en France. Pendant les deux premiers tiers du siècle, républicains et monarchistes condamnent l'homme qui a mis fin au complot royaliste, le 13 Vendémiaire, et plus tard aux espérances jacobines. Ces trois dernières décennies, quand s'effondre le mirage communiste à l'Est et s'effrite l'idée républicaine, il ne reste de l'héritage napoléonien que les fastes, l'amour, les guerres. L'opinion a tellement bien oublié ou rejeté ses idéaux de gauche, que dans le dernier film sur Napoléon d'Yves Simoneau (2003) on le stigmatise pour le coup d'État du 18 brumaire mais en croyant qu'il s'est opéré contre les royalistes – d'où l'opprobre – alors qu'il avait eu lieu, au vrai…, contre les Jacobins.
Le lapsus de l'ignorance s'explique puisque l'opinion a glissé de gauche à droite : pour autant que Napoléon serait un criminel de guerre, il ne peut, contre toute vérité, avoir monté le coup d'État du 18 Brumaire… que contre la droite…
Marc Ferro
Jean-Michel Valantin, Hollywood, le Pentagone et Washington ; les trois acteurs d'une stratégie globale, Paris, Autrement, 2003, 14,95 euros
Cet essai très en phase avec l'actualité, et comme tel bien accueilli par la presse à sa sortie, explore une intuition commune à de nombreux cinéphiles amateurs de films d'action : la prégnance, des années 1950 à nos jours, des thèmes guerrier et sécuritaire dans le cinéma populaire hollywoodien ne serait pas sans lien avec la vision du monde peu nuancée du peuple américain. Selon l'auteur, le système stratégique et le système cinématographique américains se livrent à un dialogue permanent, qui aboutit à la création d'un genre à part, le cinéma de « sécurité nationale ». Celui-ci, qui a pour objet le rapport à la menace, est constamment influencé par les conceptions stratégiques du moment et, en retour, contribue à façonner l'opinion publique.
L'auteur, Jean-Michel Valantin, est bien placé pour en parler puisqu'il est chercheur en études stratégiques. Il nous rappelle à propos la convocation par F. Roosevelt de grands cinéastes à la Maison Blanche en 1942, pour les inciter à contribuer par leurs films à la mobilisation des esprits ; plus près de nous l'usage que fit Ronald Reagan de la référence à Star Wars pour appuyer son programme de bouclier anti-missiles ; enfin nous apprenons qu'une réunion eut lieu le 11 novembre 2001 entre Karl Rove, conseiller de George W. Bush et Jack Valenti, président de la Motion Pictures Association of America, afin d'inciter Hollywood à la prudence et au patriotisme de rigueur après le 11 septembre. Entre ces trois dates, le rapport a évolué : Washington et Hollywood traitent désormais de puissance à puissance. Washington puise dans la culture cinématographique ses références guerrières tout autant qu'Hollywood s'inspire de l'actualité stratégique.
L'auteur embrasse un corpus de quelque 130 films sur les trente dernières années et développe de façon convaincante l'omniprésence des thèmes retenus au premier rang des intrigues hollywoodiennes : ennemis extérieurs, menaces technologiques, terrorisme, risques de dictature militaire, etc. Sa culture stratégique lui permet de pointer les influences ou coà ¯ncidences entre débats stratégiques et intrigues cinématographiques qui auraient sans doute échappé à l'historien du cinéma.
Malheureusement, sa connaissance d'Hollywood reste, elle, bien superficielle et, si Valantin a bien noté que coexistent des positions politiques divergentes – entre exaltation de l'autorité et méfiance vis-à -vis du pouvoir, il ne pousse pas plus loin l'analyse. Le rôle spécifique d'une poignée de producteurs, réalisateurs et acteurs-vedettes essentiels pour son corpus n'est jamais abordé [2]. Par exemple, l'auteur ne voit pas que des succès centraux de son corpus (tels que Top Gun, The Rock, Armaggedon, Pearl Harbor, etc.) sont produits par un même homme, Jerry Bruckheimer (d'abord associé à Don Simpson, puis en solo), auquel il serait peut-être utile de s'intéresser.
Plus dommage encore, quelques imprécisions ou erreurs factuelles parsèment ses analyses : ainsi les James Bond ne sont pas devenus des supports publicitaires depuis 1995, mais dès les premiers épisodes ; Rupert Murdoch n'est ni fondateur ni président de CNN ; Ben Haffleck s'orthographie en réalité Ben Affleck, etc. Certains jugements sur des réalisateurs laissent songeurs (comme celui qui met en parallèle l'itinéraire du sulfureux Paul Verhoeven avec celui de… Henry Kissinger, au prétexte qu'ils sont tous deux émigrés d'origine européenne !).
Un autre problème de l'ouvrage est qu'il met sur le même plan des films ayant rencontré un grand succès avec d'autres, idéologiquement très chargés mais plus marginaux (comme L'aube rouge de John Milius). L'auteur évite de se poser la question de la réception, pourtant essentielle dans son sujet. Il présuppose que « l'audience et l'impact international de cette cinématographie » « déterminent [...] l'image que les Américains et le reste du monde se font de l'Amérique », sans jamais en apporter un début de preuve. Surtout, il ne voit pas que la puissance de diffusion des images hollywoodiennes à l'échelle mondiale n'est pas un gage de réception uniforme (comme l'avaient montré en leur temps les recherches de Elihu Katz et Tamar Liebes sur les interprétations de la série Dallas dans diverses cultures).
C'est ainsi que La somme de toutes les peurs, fraîchement accueilli en Europe, est qualifié de « grand succès de l'été 2002 », « du fait de ses qualités cinématographiques propres » (non explicitées).
L'analyse des contenus s'en tient essentiellement aux intrigues des films et il faut attendre le dernier chapitre (9) pour lire quelques analyses de séquences, exercice qui aurait renforcé le reste de l'ouvrage.
Tel quel, cet essai est utile et convaincant en ce qu'il recense un corpus cohérent et met à jour des thèmes et obsessions sécuritaires récurrents dans la culture de masse américaine. Leur analyse en profondeur et celle de leur impact restent cependant à écrire : si la grille de lecture stratégique proposée ici est incontournable, elle est difficile à mettre en œuvre seule.
Yannick Dehée
L'Exception, Le Banquet imaginaire, Paris, Gallimard, 2002, 15 euros
Initié par Jean-Michel Frodon (devenu depuis rédacteur en chef des Cahiers du cinéma) et parrainé par Le Monde et Sciences-po Paris, L'Exception est un groupe de réflexion interdisciplinaire, qui vise notamment à comprendre « les mutations de tous ordres qui ont bouleversé la nature du cinéma et son environnement. » S'y croisent donc professionnels de l'audiovisuel, artistes, journalistes et universitaires avec toute la diversité de regards que cela suppose. Ce premier ouvrage de la collection éponyme propose une synthèse des premiers débats, fort divers. Le principe même de l'exercice était des plus périlleux : on en sort d'autant plus stimulé par la densité des échanges, il est vrai réécrits et montés pour l'ouvrage. L'historien des médias piochera au hasard de ses centres d'intérêt. On retient en particulier deux groupes de textes relégués en annexes : le premier sur la Nouvelle Vague et son influence sur le cinéma d'aujourd'hui (par JM Frodon et Ludivine Bantigny), et le second, résultat d'une enquête pionnière sur les pratiques et l'économie du DVD, coordonnée par Jean-Marc Vernier.
Pour suivre les travaux de L'Exception : www.lexception.org
Yannick Dehée
[1] Sylvie Dallet, La Révolution Française et le cinéma, Lherminier, 1992.
[2] À l'exception de l'incontournable Tom Clancy, décrit comme un farouche républicain, « l'adaptateur officiel des scénarios que lui transmettent la CIA ou le Pentagone », mais dont on n'explique pas que son roman Danger immédiat, inspiré par l'affaire des Contras et adapté à l'écran, soit « d'inspiration démocrate et modérée ».