Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard : un film dans l’histoire (Odile Jacob, 2007). Recension par Kristian Feigelson.

L’ouvrage de Sylvie Lindeperg, historienne du cinéma à Paris III, contribue de façon originale et méritoire aux études filmiques autour d’une réflexion sur les fonctions de l’image. Ce livre s’inscrit dans la continuité de ses précédentes recherches consacrées à l’Occupation « Les écrans de l’ombre : la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français » et « Clio de 5 à 7 : les actualités filmées de la Libération » parus aux Presses du CNRS. Sylvie Lindeperg propose ici une nouvelle analyse du film d’Alain Resnais « Nuit et brouillard » à la lumière de multiples relectures et d’une confrontation avec les archives. Le sous-titre, « Un film dans l’histoire », précise l’approche circonstanciée sous l’angle historique et filmique de son analyse. Par l’éclairage d’archives multiples, ce livre interroge également la diffusion et la réception du film au-delà de ses seuls enjeux de production En effet, l’analyse proposée ici, en mesurant l’impact d’une production filmique, dépasse le seul contexte d’un film emblématique d’après-guerre. La réflexion permet ici de décrire dans la durée (1955-2005) les différents statuts du film, ses régimes de visibilité dans l’histoire tout en montrant comment ses nombreuses facettes en font un dispositif complexe. À partir d’une genèse du film, Sylvie Lindeperg s’attache à décrypter son statut dans l’espace public depuis 1955, pointant dans les archives des séries de transformations en amont comme en aval. Ses sources conséquentes traduisent d’ailleurs la diversité des questionnements de l’historienne. Son approche des archives se déroule à partir d’un regard rétrospectif sur le travail pionnier et préparatoire d’Olga Wormser-Migot sur les camps, qui sera avec Henri Michel un des conseillers historiques du film. La conception de Nuit et brouillard en 1955 s’élabore sur une réflexion initiée alors non sur la seule description des camps mais sur l’interrogation des normes et processus qui présidèrent à l’extermination massive des nazis. Nuit et brouillard, dans le silence prévalant de l’après-guerre, traitera du système concentrationnaire et non de la solution finale. Sur la base des controverses de l’après-guerre, liées en partie à la politique de la mémoire comme de l’oubli, Sylvie Lindeperg reconstitue la genèse du film (ses protagonistes, l’enjeu politique d’après guerre…) avec Alain Resnais pressenti comme réalisateur, Anatole Dauman comme producteur et le poète Jean Cayrol comme commentateur. La recherche documentaire se poursuit en Pologne pendant le tournage puis en Europe malgré les nombreuses contraintes à la fois financières et institutionnelles, (également) liées aux différentes réécritures du film. Cette première partie décrit respectivement les contextes de production du film avant d’aborder les rapports entre cinéma et histoire jusqu’à la réception du film aujourd’hui. Ainsi reconstruites par l’historienne, ces étapes permettent de remonter la genèse du film par quelques plans reconstitués à posteriori sur un corpus de documents éparpillés (les photographies de l’album d’Auschwitz). L’assemblage d’une série de documents donne peu à peu corps à un récit narratif sur les camps. Il permet aussi de comprendre l’élaboration d’un film pour les besoins d’une histoire, en amont à la production et en aval au montage, mais aussi en cours de tournage où certaines scènes sont reconstituées par l’équipe.
Au prisme de la mémoire concentrationnaire, Sylvie Lindeperg offre une lecture du film sous l’angle de la migration des images. Celle-ci est d’autant plus indispensable que la fiction cinématographique participe après 1946 à la volonté de réparer une réalité à la fois abominable et intraduisible à l’écran. Emblématique en 1955, dix ans après la libération des camps, Nuit et brouillard décrypté ici dans le moindre de ses recoins contribue directement à l’émergence de multiples oppositions et controverses au festival de Cannes en avril 1956 puis en Allemagne. Culturellement légitimé ce film tisse, dans l’espace public de sa réception et selon les contextes politiques, des cercles concentriques impliquant les institutions politiques, les témoins, les critiques et d’autres regards de réalisateurs. Dans sa dimension historique, le film n’a plus la seule fonction de pointer les atrocités du passé. Il ouvre des combats tels que la lutte contre l’antisémitisme dans des sociétés cherchant à s’affranchir progressivement de ce pan d’histoire et à l’époque où le cinéma s’approprie les témoignages pour mettre en scène les camps sur un mode fictionnel (Spielberg…). Alliant le souci du comparatisme, la démarche de Sylvie Lindeperg sur les questions de la représentation et de l’histoire à l’écran devient cruciale. D’ailleurs dans cette perspective, le cinéma de Resnais apparaît comme un cinéma de l’inquiétude marqué par le pessimisme initié dans l’après-guerre. Il est aussi, en continu, une méditation sur le régime des apparences. De Guernica en 1950, Les statues meurent aussi en 1953, Hiroshima mon amour en 1959 jusqu’à plus récemment On connaît la chanson en 1997, sa filmographie interroge le statut de la vérité. Comme si le premier plan dérisoire de la Croix gammée dans ce dernier film réincarnait ces hantises initiales de Nuit et brouillard. En remontant son itinéraire, Sylvie Lindeperg réévalue pertinemment sa place dans l’histoire contemporaine par un jeu croisé de regards à travers lesquels le système concentrationnaire a été représenté à l’écran.
Kristian Feigelson
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 8, automne 2007, p. 235-236.