Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Patrick Eveno, L’argent de la presse française des années 1820 à nos jours (Éditions du CTHS, 2003). Recension par Pierre Albert.

Depuis deux décennies, l’histoire de la presse se prolonge par des biographies de journalistes ou des monographies de journaux de la IVe et de la Ve République, mais elle enrichit aussi ses perspectives en appliquant, rétrospectivement, les enseignements des sciences politiques et sociales contemporaines au rôle et aux pratiques du journalisme ancien. Marc Martin a ainsi renouvelé nos connaissances de la publicité et de la presse de province, Antoine Lefébure de l’agence Havas, Gilles Feyel de la presse d’Ancien Régime et de la distribution de la presse, Catherine Malaval de la presse d’entreprise, Roger Lancry des ouvriers du livre, Jean-Marie Charon et Rémy Rieffel dans Réseaux de la presse magazine, sans parler des études sur les médias audiovisuels et leurs vedettes. Récemment ont paru des ouvrages chronologiquement plus ambitieux : Thomas Ferenczi a réécrit le journalisme du xixe siècle, Frédéric Barbier et Catherine Bertho-Lavenir ont tenté de dénouer les réseaux d’information, Gilles Feyel a restitué aux techniques de fabrication leur place prépondérante dans le développement des journaux, et le livre de Fabrice d’Almeida et Christian Delporte a re-jalonné les étapes de l’évolution des médias depuis la Grande Guerre.
Historien de la gestion économique, Patrick Eveno, après ses belles études sur Le Monde, entreprend à son tour de revisiter le passé de la presse à travers l’histoire de ses entreprises. Pour ce faire, il a exploré des fonds d’archives certes connus, mais pour une large part encore inutilisées par les historiens — la liste qu’il en fournit est particulièrement révélatrice de la nouveauté de ses découvertes — séries AR archives de journaux et de journalistes, série 65 AQU sur les sociétés de presse et d’imprimeries, série AP fonds privés aux Archives nationales ; dossiers de l’IMEC, de la FNSP, et du CAMT de Roubaix.
De cette immense source documentaire, il a tiré les éléments d’une sorte de colmatage des « trous » de l’histoire économique des journaux, telle qu’elle a été esquissée avant lui. S’il apporte quelques notations complémentaires sur la période 1820 à 1940 et retouche de manière originale l’évolution économique des grands journaux nationaux de la période, son apport le plus novateur concerne les années de 1940 à nos jours où il analyse avec vigueur et rigueur les conceptions dirigistes et maladroites de certains politiques et journalistes : leurs erreurs de gestion ont vite conduit beaucoup de journaux à la faillite… mais ont laissé bien des nostalgies dans la mémoire des journalistes et des ouvriers du livre. Au lecteur de suivre le détail chronologique de ses découvertes qui ne peuvent être ici analysées, faute de place.
Reste que ce beau livre et ce bon ouvrage est sous-tendu par une thèse chère à Patrick Eveno. Pour lui, l’entreprise de presse, malgré la spécificité de la nature de sa production, doit être analysée comme celles des autres branches industrielles ou commerciales et les formules si souvent entendues depuis la Libération selon lesquelles « l’entreprise de presse n’est pas une entreprise comme les autres » ou « le journal n’est pas une marchandise comme les autres » lui apparaissent très mal justifiées par l’histoire qu’il nous présente ; à la limite même, il les trouverait économiquement hérétiques. Il faudra sans doute encore bien du temps pour faire admettre à ses confrères (et aux journalistes) la justesse de cette thèse. Mais c’est sans doute aussi par là que ce livre bien documenté et d’une écriture allègre retiendra l’intérêt de ses lecteurs sans toujours, peut-être, les convaincre.
Pierre Albert
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 1, 2003, automne 2003, p. 247-249.