Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Marie-Eve Thérenty, Alain Vaillant (dir.), 1836 : L’An I de l’ère médiatique, étude littéraire et historique du journal La Presse, d’Émile de Girardin (Nouveau Monde éditions, 2001). Recension par Gilles Feyel.

Voici un livre important, sorte de manifeste des « spécialistes de la littérature » du Centre d’études romantiques et dix-neuviémistes de l’Université de Montpellier, découvrant un nouveau domaine d’études, « l’objet journal ». Il leur semble que « le journalisme, malgré ses défauts ou ses archaïsmes, n’est pas qu’une sous-littérature ou de l’éloquence dévoyée ». Pour le démontrer, ils se sont efforcés d’analyser le contenu de la première année du journal La Presse, entre juillet 1836 et juin 1837, considérant « l’entité journal comme un objet littéraire à part entière — au même titre que le drame romantique ou que tel roman de Balzac. »
Le livre est découpé en trois parties, accompagnées d’une série de « questions de méthodes », en manière d’annexes. Après avoir rapidement situé La Presse dans l’histoire du journalisme et dans la carrière de Girardin, les premiers chapitres présentent « l’invention de La Presse », en donnent une « description matérielle et éditoriale » bien venue, puis s’interrogent sur les nouveautés de ce journal, encore dépendant d’une écriture de l’éloquence argumentative, mais déjà ouvert au factuel purement informatif de la médiatisation. L’historien sait en effet que La Presse se veut différente de la presse d’opinion, mais qu’elle n’est pas encore la presse d’information de la fin du xixe siècle. On notera de nombreuses observations originales et suggestives qui doivent intéresser l’historien, par exemple le journal comme « héritier légitime, et à peu près exclusif, du vieil idéal rhétorique » (voir les réflexions de Mme de Staël en 1800), par exemple la redéfinition du rôle de l’intellectuel et de l’écrivain en ces années 1830, dans la figure de « l’écrivain journaliste » si chère à Girardin.
Le journal remplissant auprès de son public une fonction d’opinion et d’information, mais aussi une fonction de divertissement, les auteurs n’ont pas de peine à y découvrir « deux usages journalistiques du discours, deux orientations majeures », l’une « argumentative et idéologique », l’autre « essentiellement ludique et hédoniste ». La deuxième partie de l’ouvrage traite de la première orientation. Les chapitres sur « la politique : une révolution industrielle » et « le socio-économique : une valeur politique », qui sont au cÅ“ur des idées girardiniennes, renouvellent ce que l’on en savait. La troisième partie centre sa réflexion sur les « plaisirs d’écrire » et la « médiation culturelle », à partir de l’étude du feuilleton, de l’écriture critique, de la chronique et du fait divers.
L’historien de la presse se doit de lire ce regard neuf. Les « spécialistes de la littérature » ont incontestablement une approche et un discours originaux, qui devraient permettre de progresser dans une histoire culturelle du journalisme, des journalistes, de leurs rapports avec les écrivains, mais aussi avec leurs publics — quels publics ? Que l’on permette ici au lecteur-historien deux ou trois petites remarques. Si cet ouvrage est riche de vues suggestives sur La Presse, il pèche incontestablement pour ce qui concerne Girardin. Les quelques pages consacrées à l’homme et à l’entrepreneur n’apportent rien de nouveau, et sont de deuxième main. Il faudra qu’un jour un jeune historien veuille bien consacrer une thèse à ce personnage incontournable. On doit aussi regretter quelques erreurs : p. 28, le Journal des débats a été fondé par Gaultier de Biauzat, Huguet et Grenier, députés d’Auvergne aux États généraux et publié par l’imprimeur Baudouin (Barère est alors rédacteur du Point du jour) ; p. 30, L’Echo français date de 1829 (non 1792), La Gazette de 1631 (non 1760) ; p. 203, il s’agit de recettes de la publicité (non de bénéfices), et cette publicité est bien loin de « représenter 40 à 50% des recettes de La Presse » ; elle ne parvient qu’à 11,6% au Siècle en 1840 (1 326 000 F de recettes d’abonnement pour plus 30 000 exemplaires de diffusion, 180 000 F de publicité), et à 20,5% à La Presse en 1845 (1 007 600 F pour 22 900 abonnements moyens de 44 F — 40 à Paris, 48 en province — 261 000 F de publicité). Laissons ces calculs qu’il faudrait reprendre, pour noter enfin que les sources « historiennes » ne sont pas toujours référencées…
Gilles Feyel
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 1, 2003, automne 2003, p. 252-254.