Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), ANTISÉmythes, l’image des juifs entre culture et politique (1848-1939) (nouveau monde éditions, 2005). Recension par Laurence Corroy.

C’était faire Å“uvre utile que de publier un ouvrage collectif concernant l’image des juifs de 1848 à 1939, mettant ainsi en relief à la fois la palette de supports utilisée pour propager l’antisémitisme et les flux internationaux qui caractérisent sa circulation. Courants catholiques, antimaçonniques, fascistes ou d’extrême gauche sont relayés par un large arsenal médiatique, littéraire et scientifique qui alimente sur la scène européenne une « intoxication idéologique », selon l’expression de Marc Angenot. La démultiplication des approches nationales et transnationales fait apparaître un certain nombre de thèmes récurrents, qui seront repris par le nazisme des années 1930. L’atavisme racial, la « dégénérescence » de la « race juive », stigmatisés par la laideur des hommes, leur cupidité, leur propension aux maladies nerveuses et la beauté dangereuse des femmes, leur lascivité et leur hypersexualité, sont ainsi étayés par le discours de démographes et de médecins. L’accusation de peuple déicide, régicide, toujours frappé d’étrangeté et d’exotisme, alimente l’idée d’une « traîtrise juive ». L’affaire Dreyfus passionne à ce propos l’opinion : un grand nombre d’affiches, de vignettes, de cartes postales et de caricatures de presse circulent en Europe. De la traîtrise au complot, le pas est allègrement franchi : les images du « juif-monde », dessiné sous les traits d’une araignée ou d’une pieuvre encerclant la terre, fleurissent dès le xixe siècle.
Devant un tel déferlement de haine, les philosémites deviennent parfois eux-mêmes le jouet inconscient des stéréotypes antisémites, tels les banquiers zoliens qui cultivent un amour stérile de l’argent.
Les dessins d’Alphonse Lévy, tout comme les caricatures des journalistes juifs allemands des années 1860 seront repris par les journaux antisémites, car ils utilisent des codes iconographiques communs, raillant des traits physiques ou sociaux solidement enracinés dans l’imaginaire collectif. Et c’est au nom de « valeurs exclusivement humanistes et républicaines » que les intellectuels juifs défendent la cause dreyfusarde, omettant la question de la judéité du capitaine.
La banalisation de « l’antisémitisme ordinaire », irriguée par des réseaux de diffusion constamment renouvelés, est remarquablement mise en lumière par cet ouvrage et interroge, au-delà du point d’orgue monstrueux de la Shoah, sur la permanence de cet humus de mythes, de préjugés et de peurs irrationnelles.
Laurence Corroy
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 6, printemps 2006, p. 236.