Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Ludovic Tournès, Du phonographe au MP3. Une histoire de la musique enregistrée XIXe-XXe siècle (Autrement, 2008). Recension par Cécile Méadel.

Depuis Paul Valéry, Walter Benjamin, Adorno, et d’autres encore, on sait que le passage à l’ère de la reproduction mécanique transforme, voire, pour certains, menace, les beaux-arts. C’est dire tout l’intérêt d’un retour sur les techniques successives ayant permis l’enregistrement de la musique, et c’est ce que propose l’historien Ludovic Tournès, connu en particulier pour ses importants travaux sur le jazz. Partant des premières technologies d’enregistrement, il rappelle que celui-ci n’a pas d’abord eu pour vocation la musique mais plutôt la conservation de la parole et l’on sait que Charles Cros, inventeur pionnier et malchanceux de la machine parlante, tout comme Edison ou Graham Bell, s’intéressaient bien plus au télégraphe, aux sourds et à la phonétique, ou encore aux messages des grands hommes, qu’à la musique. C’est donc, comme nombre de technologies de communication, par un détournement des effets prévus par ses concepteurs, que l’enregistrement est appliqué, dans les dernières années du xixe siècle, à la musique. L’élément clef qui va permettre à la musique d’entrer dans l’ère de la reproduction mécanique n’est pourtant pas le phonographe, mais le procédé qui permet la duplication du cylindre enregistré (jusqu’alors les musiciens devaient enregistrer répétitivement devant un ensemble d’enregistreurs). Ce cylindre cède la place dans les années 1910 au disque plat, puis au microsillon à la fin des années 1940 et enfin au disque compact (CD) au début des années 1980, sans oublier l’internet avec le P2P (peer to peer) du tournant du xxie siècle et son format encore en cours de définition.
Ce rappel historique bienvenu pose nombre de questions : si l’on sort du technocentrisme ordinaire et circulaire qui explique le succès des technologies par leurs qualités intrinsèques, comment peut-on analyser la succession des dispositifs qui permettent d’enregistrer la musique et qui, presque à chaque fois, obligent le public à changer ses équipements ? Les travaux de Thomas Hugues sur Edison ont bien montré que les explications en termes d’amélioration, de progrès techniques, étaient insuffisantes car elles coupent le dispositif technique de ses composantes sociales, économiques, organisationnelles, politiques ou esthétiques. Le court ouvrage de L. Tournès n’a pas pour ambition d’analyser le « système technique » construit autour de la musique enregistrée, mais il suscite quelques pistes de réflexion. On retiendra en particulier le rôle joué par la géopolitique avec à la fois l’internationalisation précoce (dès la fin du xixe siècle) du marché du disque, mais aussi le rôle des territoires coloniaux qui, nous dit l’auteur, ont été dès le début des points d’appui importants pour le développement de cette industrie, et même, beaucoup plus tard, le succès de la « world music » sur fond d’engagement caritatif (avec l’opération en faveur de l’Ethiopie, We are the world, en 1985) ou politique. On notera encore la croissance rapide de cette industrie dont les modalités demeurent obscures et, d’ailleurs, est-il besoin de le dire, vont le devenir plus encore, à l’ère de la netéconomie. L’ouvrage développe également le rôle des vedettes et l’émergence de figures de star, ou le développement de certains genres musicaux par l’enregistrement.
Un tel panorama appelle une interrogation générale : quelles transformations de la musique, de ses formats, de ses modalités expressives, de ses acteurs… accompagne ou provoque cette mécanisation ? La musique enregistrée permet en effet à la fois un éclectisme du répertoire et la coexistence dans un même espace de genres et de formats musicaux très différents. Le studio d’enregistrement est ainsi devenu, selon L. Tournès, « laboratoire et amplificateur », laboratoire du métissage musical et amplificateur par l’étendue de la diffusion ainsi permise. La radio, quelques années plus tard, s’appuiera sur ces mêmes caractéristiques pour faire de la musique un de ses éléments centraux. La musique enregistrée nécessite par là même de nouveaux apprentissages et des pratiques spécifiques de la part des musiciens (dans un processus bien analysé par Antoine Hennion, mais aussi sans doute des auditeurs. Les travaux de Sophie Maisonneuve ont bien montré comment le phonographe s’était inscrit dans les pratiques de loisirs, sur fond d’un engouement très large du xixe siècle pour la musique, par des « va-et-vient incessants entre connaissances et inventions des ingénieurs, projets des agents commerciaux, attentes et pratiques des amateurs, dispositions et ressources des musiciens et de leurs instruments, paradigmes existants et nouvelles situations techniques et esthétiques ». L. Tournès évoque surtout les transformations du modèle de l’écoute induites par l’internet, mais passe très vite sur sa genèse et ses transformations antérieures. D’autres questions restent en suspens, qui montrent la richesse d’un tel thème de recherche. On s’interroge en particulier sur les notions de propriété intellectuelle : le droit d’auteur existant ne s’est pas simplement « adapté » à cette nouvelle forme musicale ; il a aussi eu un impact sur les conditions d’enregistrement de la musique, le statut des musiciens et des parties prenantes… On peut même se demander si, à l’instar de ce qui se passe pour l’internet, les principes du droit n’ont pas été en retour interrogés et transformés par cette nouvelle forme de diffusion. Comment, en particulier, la circulation à l’échelle internationale des supports s’est-elle conjuguée avec des principes et des législations nationales spécifiques et hétérogènes ? Autre question, seulement effleurée par l’ouvrage : les interactions entre médias. Comme le souligne L. Tournès, les intrications sont fortes, tout particulièrement entre la radio, la télévision et le disque sous toutes ses formes. Mais la rencontre ne s’est pas faite sans conflits et mouvements, adaptations réciproques et controverses juridiques ou financières. On le voit, cet ouvrage, par son thème et ses développements, ouvre nombre de questions qui sont au cÅ“ur du travail de l’historien des médias.
Cécile Méadel
Recension publiée dans Le Temps des médias n° 13, Hiver 2009-2010, p. 241-243.