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Ouvrage : Loïc Artiaga, Des torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires au XIXe siècle (Presses Universitaires de Limoges, 2007). Recension par Thomas Loué.

Loïc Artiaga, dans un petit livre, version remaniée d’une thèse récemment soutenue à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, propose une passionnante analyse des rapports que l’Eglise catholique entretient avec le livre et la lecture au xixe siècle. Le sujet sans doute n’est pas complètement neuf, et l’auteur souligne la dette que tous ceux qui ont abordé cette question ont contractée envers les travaux de Noe Richter, mais y apporte beaucoup par l’injection toujours discrète et efficace de cadres théoriques et par une esquisse d’analyse comparée dans l’espace francophone (France, Belgique, Québec). L’ouvrage est découpé en trois parties : la première étudie le discours de l’institution ecclésiastique sur le roman, contre le « torrent » de livres que déverse dans la société la littérature industrielle perçue comme une véritable pathologie sociale, comme un fléau biologique. L’utilisation très fine des archives de l’Index, l’analyse de cas mis en Å“uvre à propos des quatre condamnations de Balzac qui pourtant prétendait écrire à la « lumière de la monarchie et de la religion », éclairent sur l’écart culturel qui sépare l’Eglise et la société post-révolutionnaire et notamment sur les représentations anxiogènes véhiculées par le livre. Peut-être l’auteur aurait-il pu s’interroger davantage qu’il ne le fait sur l’identité (et jusqu’à quel point est-elle valable) entre ce discours de l’institution ecclésiale et le discours des élites dominantes, - que l’on présente souvent comme anti-cléricales sous la Monarchie de Juillet, - mais dont la violence des propos sur la littérature industrielle était, somme toute, assez peu différente de celle de la première.

La seconde partie s’attache aux tentatives de réponses organisationnelles de l’institution, ce que Loïc Artiaga nomme joliment, reprenant une expression contemporaine, « les pharmacies littéraires ». A travers les archives de l’archiconfrérie de l’Œuvre des Bons Livres née à Bordeaux en 1820, mais dont l’impulsion principale est donnée par l’abbé Barrault à partir de 1822, l’auteur montre que c’est dans l’élaboration d’un système en réseau et d’un maillage géographique et social plus ou moins serré que l’institution pense trouver le moyen d’endiguer le flot de papier qui inonde la société moderne. C’est aussi par cet instrument, les bibliothèques paroissiales, que l’Eglise produit un système de « prescriptions » qui dit ce qui est bon et ce qui est mal, ce qu’il faut et ce que l’on doit lire (prescriptions aussi de pratiques de lecture analysées dans la dernière partie). C’est enfin par ce contrôle du livre qu’elle peut médiatiser les conversions montrant ainsi comment d’un mal peut découler un bien et implicitement l’importance de sa fonction sociale.

La troisième partie enfin, décrit le « bon » livre, c’est-à-dire la littérature industrielle catholique tant dans ses évolutions quantitatives que dans les représentations qu’elle porte. L’expression de littérature industrielle s’applique en effet autant au livre catholique qu’au roman-feuilleton stigmatisé par l’Eglise. Dans le sillage des travaux de Claude Savart, mais en s’attachant à la fiction édifiante, Loïc Artiaga aboutit à des chiffres de production intéressants qui illustrent l’importance de leur part relative dans la production éditoriale catholique ; un seul exemple : en 1837 il sort des imprimeries Mame de Tours plus de 370 000 volumes de fiction édifiante, soit près des deux tiers des impressions annuelles du plus important imprimeur catholique. L’analyse des steady-sellers montre la stabilité de cette littérature dans laquelle l’intertextualité est forte et dans laquelle il faut reconnaître une véritable « identité générique ».

En étudiant dans un dernier chapitre fort bien venu les interrogations de certains clercs sur cette politique du « bon » livre initié par l’Eglise dans les années 1820, Loïc Artiaga pointe la question fondamentale du rapport d’une institution - qui se pense hors du temps, - aux temporalités et à la modernité de son temps ici incarnée dans le livre. Comment peut-elle conserver l’autorité qui permet d’édicter les normes et de réguler les pratiques sans pour autant se désolidariser des évolutions sociales qu’elle ne peut maîtriser ? Le « système alliant orthodoxie littéraire et orthopraxie de la lecture » renvoie en fin de compte aux représentations fantasmées d’un passé harmonieux dans lequel la légitimité de l’institution était incontestable et incontestée. On est frappé dans ce rapport au contemporain par l’homologie que l’on peut établir avec le discours que l’Eglise tiendra quelques décennies plus tard sur le suffrage universel et sur lequel Yves Déloye vient de publier un ouvrage important. Là encore devant l’impossibilité de s’opposer frontalement à une grande nouveauté, le clergé français préconise le « bon » vote et fait du suffrage universel l’instrument, non pas d’une démocratie libérale honnie, mais d’une identification communautaire hostile à cette même démocratie libérale. Du reste, les élites libérales laïques du dernier tiers du xixe siècle reprennent elles aussi allègrement le couplet du « torrent » de la démocratie, de l’individualisme, etc. qui fragilise la société. A l’instar de ce que l’on soulignait du discours critique sur la littérature industrielle des années 1830-1840, il y a bien, là encore, une solidarité de fait des fractions détentrices du pouvoir intellectuel d’édiction des normes, une solidarité d’autant plus forte qu’elle est contestée. Bref, pour se cantonner dans l’espace de l’institution catholique, dans le cas du livre comme dans celui du suffrage universel, il s’agit bien pour l’Eglise d’instrumentaliser la modernité afin de la retourner contre elle-même. C’est ce que l’on retiendra pour terminer du livre de Loïc Artiaga, un livre court, incisif et qui jamais ne tombe des mains du lecteur. Bref, un « bon » livre.

Thomas Loué

Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 11, hiver 2008-2009, p. 249-251.

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Ouvrage-Loic-Artiaga-Des-torrents.html

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