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Ouvrage : Laurent Gervereau, Ces images qui changent le monde (Seuil, 2003). Recension par Christian Delporte.

Spécialiste de l’étude des images, auteur d’une remarquée Histoire du visuel au xxe siècle (rééditée en Points-Seuil, début 2003), l’historien Laurent Gervereau se livre ici à un exercice à la fois ardu et stimulant : retenir vingt images qui, chacune à sa façon, est symptomatique de l’évolution du regard contemporain et de la multiplication industrielle des images (timbre poste, photographie de presse, affiche publicitaire, film de fiction, feuilleton ou reportage télévisés, jeu vidéo, site Internet, etc.). Il ne s’agit pas de dresser une sorte de « hit-parade » iconographique ou de publier un énième ouvrage sur les plus célèbres images des xix et xxe siècles. Le propos de l’auteur est d’attirer l’attention sur des documents qui, à la fois, révèlent un basculement dans la manière de voir et éclairent sur un univers visuel en pleine transformation. En bon historien, Gervereau inscrit l’image sélectionnée dans son contexte et la place en perspective, avec science et doigté. Mais il fait davantage. En rapprochant l’image d’autres images, en démontant les logiques de création et les mécanismes de production de masse, il nous permet de comprendre pourquoi et comment les représentations visuelles caractérisent, et, parfois, uniformisent les cultures contemporaines.
Gervereau pointe, par l’exemple, l’origine du regard. Ainsi Chéret n’est-il pas seulement l’inventeur d’un style d’affiche commerciale, marquée par un modèle de composition bientôt communément imitée. Il est surtout l’initiateur d’une formule publicitaire qui se répand et qui dure, exclusivement fondée sur le désir d’achat. De même, lorsqu’en 1930, l’impertinent photographe Erich Salomon dérobe l’image des plénipotentiaires français de la conférence d’Aix-la-Chapelle, assoupis dans un sofa entre deux séances de négociations, il reflète une tendance nouvelle dans la transposition de l’actualité, appelée à se développer : la représentation périphérique de l’événement. Mais il est sans doute des moments plus fondamentaux dans notre manière de voir et de penser. « Je n’ai jamais, de ma vie, éprouvé un choc aussi profond », expliquera Eisenhower, en évoquant son entrée dans le camp d’Ohrdruf, en avril 1945. Les images terribles des camps de concentration codifient, pour longtemps, la façon de photographier ou de filmer l’horreur. Les charniers rwandais trouvent leur résonance dans ceux de Buchenwald ou de Dachau. Pourtant « l’image est un témoignage et non une preuve ». En 1945, les photos des camps ne peuvent exprimer la spécificité de la Shoah ni même révéler la complexité de l’univers concentrationnaire. L’image montre alors les limites de son éloquence. Et Gervereau de s’interroger sur les ambivalences du réel porté par les images. L’avènement du « direct » planétaire constitue, de ce point de vue, un test convaincant. Des premiers pas d’un homme sur la Lune, en 1969, à la tragédie du 11 septembre 2001, l’image télévisée crée les conditions du regard universel et d’une mémoire collective partagée par la masse des hommes. Dans l’un comme l’autre cas, la pauvreté des images est submergée par la force illusoire de vivre ensemble l’événement. Fouillant l’histoire de la télévision, il nous montre aussi la manière dont les États-Unis, dès les années 1950, dessinent les contours d’émissions standardisées qui s’appliquent à effacer les frontières entre la fiction et le réel. Les racines des « téléréalités », si caractéristiques du début du xxie siècle, sont ici, sur les plateaux de NBC, avec This is your life !, où la vie de « vrais gens » s’identifie soudain à celle des familles nageant dans le bonheur et la consommation, que les feuilletons télévisés ont érigées comme modèles absolus. Bref, par ce livre, Laurent Gervereau poursuit un projet engagé depuis une vingtaine d’années : nous fournir les outils indispensables à la maîtrise de l’univers iconique qui nous entoure. Projet salutaire pour résister à la peur, à la naïveté ou au désenchantement.

Christian Delporte

Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 2, printemps 2004, p. 255-256.

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Ouvrage-Laurent-Gervereau-Ces.html

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