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Ouvrage : Karl Lüönd, Ringier bei den Leuten (1833 -2008). Die bewegte Geschichte eines ungewöhnlichen Familienunternehmens, (NZZ-Verlag, 2008). Recension par Alain Clavien.

A l’occasion du 175e anniversaire de la naissance de la création de l’entreprise Ringier, le journaliste et historien Karl Lüönd nous livre la première histoire de ce qui est devenu le plus grand groupe de presse helvétique actuel – présent dans douze pays, 7000 employés, 11 imprimeries, 130 journaux et magazines, une vingtaine d’émissions TV et une cinquantaine de sites Internet. Physiquement, le livre se présente comme un objet particulier, à la fois luxueux avec ses nombreux et riches cahiers de photos sur papier glacé, et en même temps clinquant et presque vulgaire avec sa couverture argentée mouchetée de noir, barrée d’un titre godiche. Etonnante manifestation graphique d’une sorte de schizophrénie qui traverse tout le livre : Ringier a bâti sa fortune sur les magazines populaires puis sur la presse de boulevard et il a, de ce fait, toujours été souverainement méprisé par les élites politico-culturelles suisses, même lorsqu’elles apprennent, dans les années 1970, à craindre sa puissance de feu médiatique, mais Ringier a aussi bâti sa fortune sur son excellence d’imprimeur, sa réputation dans le domaine de l’héliogravure notamment étant reconnue bien au-delà des frontières suisses dès le début du xxe siècle. Cette tension entre manque de reconnaissance légitime et fierté de l’excellence technique et commerciale nourrit un ressentiment qui affleure régulièrement dans l’écriture de Lüönd, qui a été longtemps rédacteur dans l’un des journaux les plus fameux de l’entreprise Ringier, le quotidien Blick. Relevons toutefois que, une fois connue et admise, la proximité de l’auteur avec son sujet n’est pas trop gênante, la connivence étant compensée par la richesse de l’information — sauf dans le chapitre consacré au Blick, consternant de prétention et de plus très sélectif, passant rapidement sur les épisodes peu glorieux de l’histoire de ce journal de boulevard.

Comme le souligne le titre du livre, Ringier est, aujourd’hui encore, une entreprise familiale.

Cinq générations séparent Johann Rudolf qui en 1833 ouvre une petite imprimerie dans la bourgade de Zofingue, de Michaël, actionnaire principal et patron depuis 1985 de la Holding Ringier AG basée à Zurich. Assez naturellement, l’auteur a articulé son plan autour des successions générationnelles. Dans cette galerie émerge un personnage extraordinaire d’entrepreneur, Paul August, représentant la troisième génération, qui reprend l’affaire en 1898, lorsque son père meurt prématurément d’un infarctus. Il n’a que 22 ans, et il va rester à la tête de l’entreprise jusqu’à sa mort, en 1960. Comme son père, le jeune homme est imprimeur dans l’âme, passionné par les aspects techniques du métier, très attentif aux nouveautés qu’il pourrait introduire dans son entreprise. Réinvestissant les bénéfices que dégage la Schweizerische Allgemeine Volks-Zeitung, un hebdomadaire vendu dans les campagnes de Suisse orientale, Paul August modernise ses installations et il est le premier en Suisse à disposer d’une rotative-illustratrice. Il utilise immédiatement les possibilités de sa machine, d’une part en imprimant dès 1909 les catalogues de vente par correspondance de la maison de confection Jelmoli, d’autre part en lançant, en 1911, un nouvel hebdomadaire, illustré, la Schweizer Illustrierte Zeitung. Si l’accueil réservé à ce nouveau journal est bonne, c’est la Première Guerre mondiale qui va en doper le tirage. Paul August comprend alors le potentiel que représente le genre éditorial de l’hebdomadaire illustré. Au lendemain du conflit, tout en investissant dans son imprimerie, il étoffe son offre en créant L’Illustré (1921) qui doit occuper le terrain encore vierge de la Suisse romande, puis les Ringiers Unterhaltungsblätter (1922) qui vise un public très populaire, enfin le magazine Sie+Er (1929), destiné à un public féminin, urbain et jeune. Lui arrive-t-il d’être en retard d’une idée sur la concurrence, Paul August réagit avec rapidité et brutalité. Lorsque les éditions Conzett & Huber lancent en 1925 la Zürcher Illustrierte, un hebdomadaire consacré au sport, dont l’importance a échappé à Paul August qui vit dans la petite ville de Zofingue, la réplique est foudroyante : en quelques semaines, Ringier met au point la Neue Illustrierte am Montag, copie exacte d’une Zürcher Illustrierte qui se trouve bientôt en difficulté. Même scénario quelques années plus tard, en 1933, lorsque le Radiohörer est lancé pour couper l’herbe sous les pieds du Schweizer Radio-Illustrierte et du Schweizerische Illustrierte Radio-Zeitung, propriétés des deux entreprises de radiodiffusion concurrentes de l’époque. Comme il n’y a pas de place pour trois journaux sur l’étroit marché suisse-alémanique, les trois titres fusionnent en 1936 pour donner naissance au Schweizer Radiozeitung, propriété des sociétés de radiodiffusion de Bâle, Berne et Zurich, mais imprimé chez Ringier.

Ce dernier exemple est caractéristique de la politique de Paul August : à ses yeux, le développement de son imprimerie est prioritaire, c’est à elle qu’il accorde tout ses soins, investissant, agrandissant, transformant ses rotatives, inventant et brevetant un certain nombre de procédés. En revanche, il ne se préoccupe pas du contenu rédactionnel de ses journaux, qui doivent être neutres en politique pour toucher le plus de monde possible et ne fâcher personne. A ses yeux, l’édition n’est là que pour alimenter l’impression.

Les événements politiques de la fin des années trente, particulièrement l’Anschluss de l’Autriche en 1938 qui inquiète fort en Suisse alémanique, va entraîner toutefois un revirement. Les lecteurs qui appréciaient jusque-là l’absence de positions politiques commencent à l’interpréter comme un signe de lâcheté, voire de soutien implicite au nazisme. Les ventes s’en ressentent. Préoccupé par l’importante transaction bancaire qui lui permet en 1940 de racheter à bon prix la majorité des actions de la maison Jelmoli, dont les propriétaires, de confession juive, ont choisi de quitter la Suisse, Paul August ne semble pas y être sensible tout de suite. Mais en 1941, il retire d’un coup sa confiance à son beau-frère Hans Brack, responsable des rédactions Ringier depuis plusieurs années, et le suspend de ses fonctions. Les inclinations pro-nazies de Brack semblent en être la cause, mais Lüönd ne s’attarde pas sur ces questions. Deux jeunes journalistes connus pour leur antinazisme sont nommés à la tête des deux publications phares de la maison : Werner Meier à la Schweizer Illustrierte Zeitung et Felix von Schumacher à Sie+Er. Ce virage idéologique dope les ventes, Sie+Er triple son tirage entre 1941 et 1945, et Ringier termine la guerre avec une réputation politique résistante. Ce dont Paul August n’a cure : le conflit terminé, ses journaux doivent revenir à l’ancienne ligne apolitique. Les rédacteurs qui ne veulent pas le comprendre, comme Schumacher, sont licenciés.

La dernière décennie de l’inusable Paul August se déroule en roue libre. Ringier engrange des bénéfices pharaoniques presque sans bouger : la publicité des marques qui connaît un essor rapide dans ces années d’émergence de la société de consommation se porte essentiellement sur les magazines illustrés. L’entreprise lance quelques nouveaux titres, pour drainer cette manne publicitaire, mais elle n’innove plus, se contentant de contrôler ses concurrents par des pratiques peu scrupuleuses de lobbying auprès des marchands de papier ou des kiosquiers… En octobre 1959 toutefois apparaît le titre qui va faire le renom de Ringier : Blick. L’idée ne vient pas cette fois de Paul August, mais du directeur et confident du patron vieillissant et malade, Heinrich Brunner. En fait, le Blick est un décalque du Bild, un quotidien de boulevard allemand lancé par l’éditeur Springer quelques années auparavant, avec un succès de scandale immense. Le succès est immense en Suisse aussi. Du cortège de protestation organisé par des étudiants à la prise de position officielle du Conseil fédéral déplorant le tort que le nouveau quotidien fait à la réputation de la presse suisse, en passant par les pressions de l’Association suisse des éditeurs de journaux, la réaction des élites helvétiques à l’apparition du nouveau-né de Ringier est très violente, caractéristique du climat de pesant conformisme qui plombe alors le pays. Cette dénonciation véhémente n’empêche pas le succès, elle y contribue certainement : en 1965 déjà, Blick est le plus fort tirage de Suisse. Le quotidien connaît plusieurs phases, passant d’un anticonformisme teinté de libéralisme de gauche à ses débuts pour dériver vers des positions populistes de droite dans les années 1970, sous le règne de Peter Uebersax qui orchestrera notamment plusieurs campagnes racistes contre les réfugiés tamouls — Lüönd passe assez rapidement là-dessus…

Si Blick est le produit-phare de la quatrième génération que représente Hans Ringier, il n’en est pas le seul souci. Hans et son directeur et bras droit Heinrich Oswald sont en effet confrontés à la nécessité d’organiser l’entreprise. Le long règne de Paul August a laissé un entreprise très saine au niveau financier, certes, mais dont le mode de gestion patriarcal est complètement dépassé et dont les produits commencent à vieillir. Il s’agit donc de doter l’entreprise d’une vraie comptabilité et d’un organigramme, de supprimer certains magazines au potentiel épuisé face à l’arrivée de la télévision, de relooker d’autres titres, comme la Schweizer Illustrierte Zeitung et Sie +Er qui sont fusionnés en 1972 pour devenir la Schweizer Illustrierte… Réorganisation, rationalisation, transformation, à quoi s’ajoutent d’importants investissements techniques et immobiliers. D’une part Ringier rachète en 1973 une grande imprimerie lucernoise où va être concentrée l’impression offset des journaux, l’héliographie restant basée à Zofingue ; d’autre part, l’entreprise installe en 1978 ses bureaux de rédaction dans de luxueux bâtiments en ville à Zurich, profitant de l’occasion pour passer à la production assistée par ordinateur. Au début des années 1980, arrivés au terme de leurs importants travaux d’intendance, Hans et Heinrich trouvent enfin un peu de temps pour lancer deux nouveaux titres qui devraient permettre à Ringier d’entrer dans « le segment des lecteurs exigeants » : Die Woche et son homologue romand, L’Hebdo. Alors que du côté alémanique, l’entreprise capote après une année seulement, L’Hebdo en revanche trouve son public, sous la houlette d’un homme résolu, Jacques Pilet, qui sait placer son journal dans l’air du temps « pro-européen » dominant dans le milieu des jeunes élites urbaines romandes. Piètre consolation, semble-t-il, pour les dirigeants de Ringier qui espéraient surtout gagner l’estime de leurs confrères alémaniques.

Arrivée aux commandes en 1985, la cinquième génération dispose d’un outil remis à neuf, avec lequel elle tente de relancer la machine éditoriale. Prenant exemple sur le modèle allemand, Michaël Ringier tente de nombreux essais de déclinaisons de Blick — Blick für Frau, Blick Auto, etc. — qui tous sont des échecs, sauf le magazine économique pour grand public que l’on titre Cash (1989). Le marché suisse semble saturé et l’on se demande comment réagir face à des rentrées qui baissent de façon inquiétante. Pour ne prendre qu’un exemple, en dix ans, de 1978 à 1988, le tirage de la Schweizer Illustrierte a passé de un million à moins de 500 000 exemplaires… Classiquement, Ringier se tourne vers l’étranger. Mais dans quelles directions aller ? L’Allemagne est un marché très concurrentiel, Ringier y fait quelques désagréables expériences avant d’y renoncer. Un développement du secteur d’héliographie aux Etats-Unis semble d’abord offrir des perspectives intéressantes, mais les investissements nécessaires pour s’y imposer effraient et l’entreprise recule après quelques années, abandonnant quelques milions dans l’aventure mais récupérant de l’argent frais bienvenu. C’est qu’entre-temps a lieu la chute du Mur, aubaine inespérée. Le groupe suisse s’est engouffré dans les marchés émergeants d’Europe centrale. Aux premières années d’eldorado et de folies spéculatives succèdent des années plus difficiles d’assainissement des marchés, mais Ringier qui vient de revendre ses affaires américaines a des réserves pour attendre des jours meilleurs et il en profite pour racheter des concurrents endettés et aux abois. En 2005, le groupe possède 74 titres en Europe centrale et de l’Est, touchant quotidiennement 9 millions de lecteurs et générant plus du tiers de son chiffre d’affaire total !

Si les marchés étrangers, avec leurs aléas, offrent un champ d’expansion possible, il en est un autre, tout aussi classique, qui intéresse aussi Ringier : le multimedia. La maison dispose d’un département vidéo depuis les années 1960, Rincovision, spécialisé dans le documentaire, qui a quelques succès à son actif. En 1987, approché par Virgin, Ringier réagit d’abord avec enthousiasme, puis refuse de trop s’engager lorsque l’affaire prend de grandes proportions. Comme dans le précédent américaine, la crainte de trop s’endetter retient Michaël et, paradoxalement, cette prudence de père de famille a certainement préservé la maison d’aventures qui auraient pu mal finir. En 1990, Rincovision est transformée en une nouvelle entité, Ringier TV, qui cherche sa voie dans le domaine étroitement corseté par les pouvoirs publics suisses de la télévision privée. Le groupe y acquiert une expérience qu’il tente d’utiliser dans les marchés émergeants plus libéralisés d’Europe de l’Est, mais en Chine aussi.

Malgré ses parti-pris et ses zones d’ombres soigneusement préservées, malgré son ton « success-story » parfois agaçant, ce livre offre la traversée édifiante d’un siècle d’histoire de la presse en Suisse. Il illustre aussi, une nouvelle fois, la richesse potentielle et la faiblesse réelle de l’histoire de la presse dans ce pays : les principaux groupes de presse helvétiques ont une longue histoire ininterrompue, entamée souvent au moment des révolutions libérales de 1830, et ils en ont conservés de riches archives, qu’ils n’ouvrent malheureusement qu’aux chercheurs agréés.

Alain Clavien

Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 11, hiver 2008-2009, p. 251-255.

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Ouvrage-Karl-Luond-Ringier-bei-den.html

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