Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Hélène Duccini, Faire voir, faire croire. L’opinion publique sous Louis XIII (Champ Vallon, 2003). Recension par Gilles Feyel.

Dans ce beau livre, Hélène Duccini présente l’aboutissement d’une longue recherche menée depuis plus de vingt-cinq années sur la « littérature pamphlétaire » et les images de propagande du premier xviie siècle français : plus de 3 300 « pamphlets » ont été soigneusement étudiés, plusieurs centaines de gravures, relevées parmi les milliers du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de France, ont été décryptées, afin d’en bien faire comprendre les significations symboliques. Il faut remercier l’éditeur d’avoir permis la reproduction de 150 de ces images à l’intérieur du texte, toujours lisibles : elles permettent à l’auteur d’argumenter de façon fort claire ses démonstrations.
Une telle masse documentaire pour une période somme toute assez courte, mais combien riche d’événements, du crime de Ravaillac aux disparitions du Grand Cardinal et de son maître Louis le Juste — tout juste un peu plus de 30 ans ! — conduit tout naturellement l’auteur à s’interroger sur les formes de cette expression politique, mais aussi sur ses fonctions. En ces temps pendant lesquels la monarchie absolue se met en place — malgré les incertitudes de la minorité royale, les résistances nobiliaires et les guerres civiles, la guerre ouverte avec l’Espagne à partir de 1635 —, l’espace public de Paris et probablement des grandes villes de province retentit du heurt des opinions, à tel point que l’on peut discerner une véritable opinion publique, traversée par de multiples courants, une opinion qu’il faut convaincre, une opinion devant laquelle les princes et grands nobles justifient leurs prises d’armes contre le gouvernement de la reine-mère Marie de Médicis, une opinion que l’on peut manipuler pour desservir le favori Concini, provoquant ainsi son élimination, ou pour desservir tel ou tel ministre gênant les desseins du Grand Cardinal.
On sait qu’à la suite d’Habermas, certains historiens montrent de grandes pudeurs sur le sujet, refusant d’admettre l’existence d’une quelconque opinion publique avant le siècle des Lumières. Tel n’est pas notre avis, et nous sommes satisfaits de disposer désormais de ce beau dossier, qui permet à Hélène Duccini d’affirmer avec force et à plusieurs reprises la présence de cette opinion, une opinion dont les contemporains ont eu une assez claire conscience, s’il faut en croire Fancan et son pamphlet La Voix publique au Roi (1624) : « Ce n’est pas aussi la pensée d’un simple particulier, mais celle de tous les gens de bien et de tous les judicieux personnages de vostre Estat. En un mot, c’est la voix publique. » (voir p. 406)
Un premier chapitre présente l’écrit et l’image, les métiers de l’imprimerie et de la gravure. Il s’efforce de distinguer parmi les « pamphlets » — ces « petits livres » selon un mot anglais entré en France en 1653 —, les pièces officielles des différents pouvoirs, les pièces de propagande venues de ces pouvoirs et des opposants, les libelles de polémique politique, enfin les occasionnels d’information. Comme alors la propagande n’est jamais loin de l’information, il est parfois difficile d’établir des distinctions aussi tranchées. Quelques histogrammes viennent prouver que la plus grande masse de cette production imprimée est contemporaine de la première partie du siècle, mais que le temps du Roi-Soleil, après 1660, n’en est pas complètement dépourvu. Ici l’observateur se prend à douter, parce que ces graphiques sont globaux, et ne prennent pas en compte la diversité des genres : libelles polémiques ou simples occasionnels d’information ? Vient ensuite la présentation du monde des images, objets privés conservés chez leurs acheteurs ou affichés dans l’espace public des places et des rues, dont les « lettres » ou légendes permettaient de mieux comprendre le message.
Les chapitres suivants éclairent les évolutions des débats d’opinion : le traumatisme de l’assassinat d’Henri IV et les polémiques contre les jésuites (ch. 2), les guerres civiles des années 1614-1615 et les prises de parole devant l’opinion (ch. 3). Vient ensuite un gros chapitre sur les États généraux de 1614-1615 qui permet de présenter la diversité des propositions pour penser la monarchie et la société : une société dont les trois ordres éclatent sous la pression de ce nouveau « quatrième état », constitué par les magistrats des parlements et tous les robins de petite volée qui les entourent. N’est-ce pas surtout dans ce quatrième état que se développe l’opinion publique ? Les deux chapitres suivants démontent les mécanismes de véritables « campagnes de presse », suffisamment efficaces et persuasives pour provoquer l’élimination de Concini (ch. 5 et 6). L’avant-dernier chapitre brosse à grands traits l’évolution politique et militaire qui conduit du début du règne personnel de Louis XIII (1617) à la journée des dupes de novembre 1630. Le dernier chapitre montre comment le cardinal de Richelieu, fort conscient de l’efficacité de la parole et de l’image dans l’espace public, s’efforce de les confisquer au profit du seul pouvoir.
C’est assez montrer toute la richesse de ce beau dossier. Nous ne pouvons cependant achever cette recension sans présenter quelques observations de détail. Tout d’abord, les estampes. On a peine à penser que la fig. 45 (p. 122) date vraiment de 1612 : tout y semble contemporain de Louis XIV, perruques, chapeaux, visages glabres ; cette gravure présente peut-être la publication des mariages de 1612, mais elle semble dater de bien plus tard. L’amusante gravure 150 (p. 468), semble présenter les trois temps de l’arrivée de Gaston d’Orléans auprès du roi : au fond, il est accueilli par un premier personnage, ensuite le voici reçu par Richelieu qui s’incline comme il sied devant le premier prince du sang, enfin au premier plan le roi embrasse son frère qui s’incline devant son seigneur : toute cette série de révérences a pour but de bien montrer la puissance du sang royal, mais aussi la place de Richelieu, bon et loyal sujet qui est parvenu à réconcilier les deux frères. L’estampe 158 (p. 478) ne présente nullement un marchand d’argenterie vendant aussi des gravures, mais bien une « blanque », c’est-à -dire un jeu de loterie, dont les numéros gagnants que l’on voit au centre du comptoir permettaient de remporter les lots les plus divers : l’Espagnol gagne ainsi des oignons et des raves. La gravure de la prise de Perpignan existe bien dans l’estampe 174 (p. 497), sur les genoux du malheureux Espagnol qui vient d’en apprendre la nouvelle.
Il arrive à l’auteur de corriger les catalogues de la BNF, par exemple très justement ce pamphlet fautivement situé en 1620, et datant manifestement de 1627, lors du siège de La Rochelle (p. 418). Mais pourquoi faut-il modifier la date de la lettre de l’évêque Sébastien Zamet, où débutent ouvertement les hostilités de Richelieu contre Saint-Cyran ? Tous les historiens sérieux des débuts du jansénisme situent cette lettre autour de janvier 1638, à propos de la doctrine de Saint-Cyran sur la contrition (p. 451). Enfin, on nous pardonnera de mentionner ici nos propres travaux. S’ils avaient été bien lus (La Gazette en province, p. 324-327, ou l’article « Renaudot et la pratique du journalisme : la Gazette en 1640 », col. de 1986, p. 69-106, note 20, reproduite dans L’Annonce et la nouvelle, p. 237), il eût été facile de montrer que tous ces occasionnels présentés p. 487, à propos du siège d’Arras en 1640, sont des réimpressions orléanaises de textes tous empruntés à la Gazette de Renaudot, ainsi que nous pensons l’avoir suffisamment démontré. À partir de 1634, la tradition des occasionnels d’information a été détournée par Renaudot au profit de la Gazette, et les pièces reproduites « sur l’imprimé à Paris, en l’isle du Palais. Avec permission » en proviennent. Voilà l’une des raisons expliquant la raréfaction de toutes ces pièces à partir de ces années-là : elles se trouvent dans la Gazette. Renaudot a bien aidé Richelieu à mieux contrôler l’information.
Encore quelques points de détail. La xylographie date-t-elle du xiie siècle (p. 55) ? La bibliographie la mieux informée la date de la fin du xiv ou du début du xve siècle. Caspar Luyken a-t-il vraiment gravé en 1680 la fig. 19 (p. 76), alors qu’on nous dit qu’il est né en 1672 ? Lapsus malheureux, ce pape Innocent III égaré à Canossa (p. 80) ! Le père de Richelieu ne peut défiler en 1614, puisqu’il est mort en 1590 ; il s’agit du frère aîné du futur cardinal (p. 161). Eusèbe Renaudot n’est pas le frère, mais l’un des fils du gazetier (p. 215, erreur empruntée à R. Mandrou). On nous pardonnera d’ajouter ces quelques broutilles : des ouvrages très récents mentionnés en note de bas de page, mais pas dans la bibliographie de fin de volume ; des incertitudes dans les astérisques décernés aux pamphlets pour indiquer leur bord politique, dans les notes du chapitre 4 ; deux ou trois nombres mal situés dans les colonnes du tableau 81 (p. 331).
Ces remarques viennent prouver tout l’intérêt pris à la lecture de ce livre qui apporte un éclairage vraiment nouveau sur la société politique du premier xviie siècle, sur la présence déjà bien réelle d’un véritable espace public où se faisaient et défaisaient les opinions. Ajoutons que cet ouvrage est accompagné d’une bibliographie, d’un index des noms de personne et d’une table des tableaux, cartes et illustrations qui rendront bien des services.
Gilles Feyel
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 2, printemps 2004, p. 257-259.