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Ouvrage : Guy Delorme, Ouest France. Histoire du premier quotidien français (éd. Apogée, 2004). Recension par Cécile-Anne Sibout.

Un tel titre ne peut que séduire les historiens des médias, puisque le quotidien édité à Rennes possède la double caractéristique de bénéficier depuis 1972 du plus fort tirage de la presse française, et de n’avoir jamais fait l’objet d’une étude globale. Titre alléchant mais… passablement trompeur, l’ouvrage ne s’aventurant guère au-delà de 1970. On n’y trouvera donc que fort peu d’éléments sur la présentation, le contenu et la gestion à l’époque contemporaine. Cette importante réserve faite, on doit saluer une monographie qui restitue de façon détaillée, mais sans pesanteur, l’évolution du successeur de L’Ouest-Eclair, depuis ce matin du 7 août 1944 où le nouveau journal paraît modestement sur 4 pages, jusqu’à la grande prospérité des années soixante, laquelle voit également s’affronter en justice les deux « familles régnantes », avec victoire finale des Hutin sur les Desgrées du Lou. Le regard de Guy Delorme sur un quotidien où il a lui-même travaillé longtemps comme journaliste, se veut positif, mais ne verse jamais dans la complète empathie, ce qui permet au lecteur d’élaborer son propre jugement.

Le paysage journalistique régional de l’après-guerre est évoqué sous ses multiples aspects : à Ouest-France de même par exemple qu’à Sud-Ouest, ou à Midi libre, titre et contenu sont modifiés à la Libération ; en revanche le personnel et les installations restent en gros les mêmes. Des rivaux surgissent tel le communiste Ouest-Matin (1949-1956), qui, comme ailleurs également, dureront peu. Ouest-France connaît un essor continu, et dès 1947 le tirage dépasse largement les 400 000 exemplaires. Guy Delorme fournit toutefois assez peu de chiffres précis concernant cette expansion, qu’elle soit abordée sous l’angle des recettes (ventes, publicité), des investissements (Ouest-France s’installe entre 1966 et 1972 à Chantepie en banlieue rennaise) ou des dividendes versés aux actionnaires. Il est vrai que les journaux délivrent rarement ce type d’informations, un handicap pour le travail de l’historien.

En revanche Guy Delorme, nous dévoile finement les ressorts humains d’un journal qui veut fonctionner comme une grande famille, tout en étant gouverné avec efficacité. Des pages particulièrement savoureuses sont consacrées à Paul Hutin. L’ancien secrétaire général de L’Ouest-Eclair, démissionnaire en juin 1940, entré dans la clandestinité début 1944, s’autoproclame patron du nouveau quotidien en août de la même année. On peut parler de jeu de chaise familiale, selon l’expression de l’auteur, puisque Paul Hutin est l’époux de Magdeleine Desgrées du Lou, fille du fondateur, et donc beau-frère du second directeur désigné en 1944, François Desgrées du Lou. Si ce dernier demeure un peu dans l’ombre, Paul Hutin se révèle en revanche doué pour les premiers rôles. Malgré sa stature imposante, son abord est aisé pour les salariés, qu’il connaît tous personnellement. Paternaliste chaleureux et sans complexe, il possède, un tonnelet de vin dans le coffre de sa voiture, de quoi improviser, au cours de ses pérégrinations dans l’Ouest, des tournées générales, qui, on le devine, sont loin de desservir la promotion du journal ! Le pragmatisme organisationnel de Paul Hutin contraste avec le ton emphatique de ses éditoriaux, balançant entre le coup de clairon patriotique, le discours électoral (il est député du Morbihan de 1946 à 1956) et le prêche en chaire. Après avoir lu ce portrait éclairant ainsi que celui, contrasté, de son fils et successeur, François-Régis Hutin, on se prend à rêver qu’un historien brosse le tableau collectif des patrons de presse aux commandes après-guerre, génération si différente, par la formation et la pratique, de celle actuellement au pouvoir.

L’ouvrage de Guy Delorme, outre une galerie de portraits, contient une riche analyse de contenu. Ouest-France vit en symbiose avec le MRP, dont le journal soutient les candidats, tel le maire de Rennes Henri Fréville qui l’a épaulé à son démarrage, ou Pierre-Henri Teitgen, un des actionnaires. Cette défense du christianisme social n’est pas le seul point commun entre Ouest-France et L’Ouest-Eclair : la continuité est visible également dans le déroulé même du journal, ainsi que dans le souci de descendre très profondément dans l’actualité locale. Le respect des autorités civiles, militaires, religieuses éclate à chaque page, plus encore que chez son voisin (et concurrent marginal à Caen), Paris-Normandie. Cette locale efficace propose, à l’instar des régionaux de l’époque, une vision très positive de la société : les associations sont toutes dynamiques, kermesses, bals, banquets apparaissent des succès permanents.

Un contenu au total conservateur ? Ce serait juger un peu vite. Parmi les grandes causes défendues, il y a certes la famille nombreuse ou l’école privée, mais aussi activement l’Europe, ou l’abolition de la peine de mort dès le début des années 1960. Ouest-France est par ailleurs l’un des premiers journaux à dénoncer la torture en Algérie. L’aide au Tiers-monde à contre-courant du cartiérisme, est activement prônée après la décolonisation, et se décèle même dans la chronique agricole. Enfin à partir de 1965 Ouest-France ne publie plus de photo d’homme menotté, 35 ans avant la loi sur la présomption d’innocence, et le quotidien est le premier à faire signer aux journalistes une charte concernant le traitement des faits-divers.

Quant à la constitution d’un groupe de presse, à savoir, outre un quotidien multirégional, rayonnant sur douze départements, une quarantaine d’hebdomadaires locaux, une prospère chaîne de gratuits, la moitié du capital de 20 minutes et, sous peu, des télévisions locales à Nantes ainsi qu’à Angers, « c’est une autre histoire » conclut un peu laconiquement l’auteur. Une manière peut-être de nous annoncer qu’après avoir traité de l’abbé Trochu puis d’Ouest-France, il bouclera un jour la trilogie par l’étude de Sofiouest, un mastodonte désormais de la presse régionale. On ne saurait trop l’y encourager.

Cécile-Anne Sibout

Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 4, printemps 2005, p. 270-271.

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Ouvrage-Guy-Delorme-Ouest-France.html

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