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Ouvrage : Grégoire Kauffmann, Edouard Drumont (1844 -1917) (Perrin, 2008). Recension par Pierre Albert.

Ce livre, né d’une grosse thèse universitaire, est un modèle de biographie historique. Exalté par les uns qui en firent comme Bernanos une sorte de prophète incompris ou comme Beau de Loménie un anticapitaliste national, vilipendé par les autres comme un fieffé réactionnaire clérical, obsédé par son antisémitisme, la personne et l’œuvre de Drumont demandaient un portrait et une analyse plus équilibrés. Le premier mérite de G. Kauffmann est d’être allé aux sources. Les archives publiques lui ont déjà fourni, à travers notamment les dossiers de l’Intérieur, de la Préfecture de Police, de la Justice, une masse d’informations originales ; les archives privées, y compris celles d’accès difficiles de la Compagnie de Jésus (le père Dulac), d’Henry Coston ou d’Urbain Gohier lui ont apporté maint document inédit ; la lecture attentive de multiples livres de mémoires ou d’histoire contemporaine a complété heureusement celle des écrits de Drumont qui fut prolixe sur les incidents de sa vie personnelle, dans ses ouvrages comme dans ses articles de La Liberté et surtout de La Libre Parole, sans parler de ceux de ses adversaires. Le second mérite de l’auteur tient à sa maîtrise à dominer la masse énorme de sa documentation en en ordonnant chronologiquement la matière et en exposant clairement les épisodes d’une carrière féconde en péripéties avant comme après la parution de La France Juive en 1886. Son troisième mérite tient d’avoir réussi à concilier le récit de la vie publique de Drumont avec l’exposé de sa vie privée.

Au total donc, l’auteur nous livre un remarquable portrait psychologique d’un homme qui ne fut longtemps qu’un simple journaliste érudit sans éclat ; devenu un auteur célèbre, il mit l’antisémitisme au premier plan du débat national mais finit par lasser l’opinion publique par ses excès et le monde politique par ses outrecuidances et sa versatilité. A l’évidence, le caractère de Drumont ne fut jamais à la hauteur des chances qui lui furent offertes : son orgueil, son besoin de reconnaissance – il fut candidat à l’Académie française en 1910 –, sa maladresse à manier les hommes – il s’est successivement fâché avec la plupart de ses soutiens et de ses collaborateurs –, sa mauvaise foi révélée dans la plupart de ses polémiques – il a nié sa collaboration pourtant avérée en 1868 à la diffamation de Rochefort et bien des campagnes de La Libre Parole n’étaient en réalité que de vulgaires tentatives de chantage – pour tout dire, la médiocrité de son comportement social, ses maladresses et sa susceptibilité ont souvent fait échouer ses ambitions démesurées. Après 1903, la vieillesse, l’essoufflement de son journal qu’il finit par vendre en 1910, et la concurrence de L’Action française accentuent son isolement et il meurt quasiment oublié pendant la Grande Guerre.

L’ouvrage, heureux complément parfois des études de Bertrand Joly, présente avec bonheur les célébrités qui l’ont un temps soutenu avant, pour la plupart, de rompre avec lui, comme Alphonse Daudet, le Père Dulac, Barrès, Séverine, Albert de Mun, les aventuriers qui lui furent au moins un temps associés comme Laguerre, Morès ou Guérin, les collaborateurs de La Libre Parole souvent complices de ses polémiques comme Devos, Jean Drault, Urbain Gohier… La présentation de tous ceux qui, dans l’entre deux-guerres, pendant les années noires et après même la Libération, entretinrent le culte de Drumont nourrissent la trentaine de pages de l’épilogue du livre : elles sont particulièrement bienvenues.

Reste évidemment l’essentiel, tout ce qui concerne l’histoire de l’antisémitisme français. Drumont en fut sans aucun doute le vulgarisateur le plus efficace et son rôle dans l’affaire Dreyfus est bien mis en valeur : souvent le livre contribue à en éclairer bien des détails mal connus. Il contient aussi les indices de quelques réflexions sur l’expansion de l’antisémitisme en Europe dans la période. G. Kauffmann nous dit bien que, à l’origine du moins de 1883 à 1886, le père Dulac qui avait (re)converti Drumont au catholicisme fut l’associé (sinon l’initiateur ?) du projet de La France Juive et signale qu’il lui facilita la lecture de la revue des Jésuites La Civilta Cattolica qui depuis quelques années avait largement développé une campagne antisémite de la plus grande violence. De même, mais sans que l’auteur apporte ici des précisions décisives, on est intrigué par le voyage de 1883 en Allemagne et en Autriche : Drumont dut y entendre parler, sinon rencontrer le pasteur allemand Adolf Stoecker (qui avait organisé en 1882 le fameux Congrès antisémite international de Dresde et qui devenait un des personnages politiques de premier rang dans le Reich), Karl Lueger qui était déjà un des patrons du parti catholique autrichien et violent antisémite, voire le hongrois Istoczy. Il est en tout cas évident que les rapides progrès de l’antisémitisme dans le monde germanique (après 1866 en Autriche-Hongrie et après la crise économique de 1873 dans le Reich allemand), ont précédé les dénonciations de Drumont en 1886, et que ses ouvrages évoquent souvent les pogroms antijuifs de Pologne, de Russie et des pays balkaniques, sans parler de la propagande dans le même sens des jésuites romains. Cette conjonction dans les décennies 1870-90 et suivantes de l’expansion de l’antisémitisme mérite d’attirer davantage l’attention des historiens. Il est aisé de la mettre en rapport avec la montée des nationalismes ou en France avec la faillite de la banque de l’Union Générale : ne devrait-on pas évoquer aussi d’autres facteurs ou d’autres intérêts ?

Pierre Albert

Recension publiée dans Le Temps des médias n° 13, Hiver 2009-2010, p. 224-225.

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Ouvrage-Gregoire-Kauffmann-Edouard.html

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