Recensions d’ouvrages
Ouvrage : François Garçon, Enquête sur le cauchemar de Darwin (Flammarion, 2006). Recension par Kristian Feigelson.

François Garçon, historien à l’Université de Paris I, nous propose dans cet essai une mise en perspective de l’espace médiatique en France à partir d’une analyse en profondeur d’un cas d’école, le film documentaire d’Hubert Sauper Le cauchemar de Darwin (2005). Salué unanimement à sa sortie, nominé ensuite aux Oscars d’Hollywood, le film est revisité de manière critique dans un premier article de François Garçon publié par la revue Les Temps Modernes en décembre 2005. Occasion souvent rare pour un chercheur, le débat est repris dans la presse et suscite une réelle controverse médiatique en 2006 par supports interposés (journaux, radios et télévisions). Son enquête sur Le cauchemar de Darwin, centrée sur l’anatomie d’un mensonge filmique, retrace les étapes de cette polémique. Certaines thèses pourraient sembler ici assez peu novatrices au regard des nombreux travaux de chercheurs déjà publiés sur ces questions. Mais François Garçon ne verse pas dans une énième réflexion sur la manipulation des médias. En 1922 Nanouk l’esquimeau de Flaherty avait cristallisé un véritable succès international sur une mise en scène documentarisante. Déjà le débat sur la vérité au cinéma passait par la reconstitution. Au delà de la mystification filmique, l’enquête sur Le cauchemar de Darwin illustre en profondeur les impasses d’un modèle consensuel de la critique de presse et cinématographique en France. Avec perspicacité, l’auteur pointe les insuffisances du travail journalistique se contentant de reprendre les dossiers de presse, de ne pas vérifier les sources pour enfin conforter paresseusement un « politiquement correct » sur le sujet… Seuls Le Monde (4 mars 2006) et Charlie Hebdo (17 mai 2006) reviendront sur leurs précédents articles pour lancer des enquêtes de terrain appuyant le point de vue de l’historien. Ambitieuse, son enquête brasse à partir du seul film de Sauper différents aspects de ce dossier qui s’avèrent ici passionnants et dépassent le seul contexte du film. Les ambivalences et ambiguïtés du film sont fréquemment relevées, appuyées par des analyses commentées renvoyant aux recherches menées sur l’Afrique depuis 25 ans autour des questions de développement, dont celles du Lac Victoria. À partir d’une véritable enquête de terrain, en France puis en Tanzanie, l’historien remonte un par un les arguments du cinéaste en réponse à son article des Temps Modernes, puis de l’ensemble des critiques unanimes pour pointer les contradictions ou antinomies tant dans le film que dans le discours de la critique. Quel est l’enjeu des discours sur la Perche du Nil ? Quelle est la nature du débat scientifique et de la polémique qui s’ensuivit ? Quelle est la teneur d’un apparent trafic d’armes qui construit toute la rhétorique du film ? Quelle est la réalité de l’ensemble des faits dans ce dossier à partir d’enjeux économiques locaux et internationaux ? À cet égard, cette enquête sur Le cauchemar de Darwin mesure en profondeur le hiatus entre les méthodes du chercheur et du journaliste. Aussi son ouvrage est un véritable plaidoyer pour la recherche et une réflexion d’ensemble sur l’argumentaire en présence. Les dysfonctionnements de la construction médiatique autour d’un film mensonger ne sont pas que pointés et dénoncés. Pour donner de l’ensemble une vision plus cohérente, sa démarche s’inscrit d’ailleurs à l’intérieur d’une réflexion salutaire autour de la notion de controverse. L’ouvrage permet de décrire les affrontements de toute une série d’acteurs les plus diversifiés soulignant la nature plus conflictuelle des relations entre cinéma et société. De ce point de vue, les thèses de Sauper font écho en arrière-plan aux discours sur l’altermondialisme et l’Afrique, laquelle s’est fondue dans un discours idéologisé sur une globalisation mal identifiée que le film contribue à réconforter de manière mensongère. La démarche de François Garçon prend un tour plus original lorsqu’elle aborde dans sa dernière partie ces notions de critique culturelle dans l’espace public : « L’Afrique est une gigantesque zone d’ombre… Le film de Sauper aura au moins réussi à redémontrer cette ignorance : Angola, Sierra Léone, Tanzanie, ces pays qui seraient plongés dans un désordre sanglant permanent, se ressemblent finalement. Cette indistinction n’est pas seulement la marque d’une méconnaissance brute. » (p. 221) À cet égard, l’Afrique offre ici le terrain d’un magma d’élucubrations des plus variées, où un historien reconnu dans ce domaine, comme M’Bokolo (Ehess), participe sur Arte (coproducteur du film) à la mystification générale sous couvert de légitimer une nouvelle expertise médiatique. François Garçon souligne bien l’ensemble de ces contradictions d’un espace médiatique « incontournable » en matière de désinformation. En fin de compte François Garçon dresse un constat pessimiste de la critique en France, qui au final, et à quelques exceptions, banalise l’ignorance. Plaidoyer pour une éthique du regard, ce livre a le mérite d’ouvrir à partir d’un cas concret et décrypté sous toutes ses facettes un chantier encore fécond sur les relations entre cinéma, histoire immédiate et univers des médias.
Kristian Feigelson
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 8, automne 2007, p. 236-238.