Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Christophe Prochasson, Anne Rasmussen (dir.), Vrai et faux dans la Grande Guerre (La Découverte 2004). Recension par Anne-Claude Ambroise-Rendu.
« Sur le champ de bataille, on perd tout sens du certain, donc tout sens de la vérité. On peut dire ainsi que dans un récit de guerre authentique, rien n’est absolument vrai. » On est, avec ces mots empruntés à l’écrivain-combattant le plus marquant de la guerre du Vietnam, au cÅ“ur de la problématique autour de laquelle s’organise le livre dirigé par Christophe Prochasson et Anne Rasmussen. Vrai et faux dans la Grande guerre pourrait n’être qu’un ouvrage de plus sur la propagande et la censure des médias pendant le premier conflit mondial. Or ce livre collectif est bien plus que cela. Fermement architecturé autour de trois axes : le façonnage de l’opinion, l’imaginaire de la guerre et le témoignage, il offre une réflexion passionnante sur les propriétés et les usages guerriers de ce que l’on appelle aujourd’hui la communication et qui excède bien sûr le monde des médias.
Christophe Prochasson et Anne Rasmussen ont animé pendant plusieurs années un séminaire de l’Ecole des Hautes Études en Sciences sociales sur l’histoire culturelle de la Grande Guerre. En interrogeant les usages du vrai et du faux pendant le premier conflit mondial, ils montrent ici que, si guerre et vérité sont rarement compatibles, la première guerre totale des temps modernes, en coïncidant avec la diffusion de nouvelles techniques (photographie, cinéma), a fait du contrôle des esprits un enjeu décisif du conflit. Les affrontements militaires ne sont pas le seul lieu des combats : la communication en temps de guerre devient à la fois un enjeu et une lutte. Si l’on s’en tient aux médias interrogés ici, on s’aperçoit qu’un nouveau régime de vérité se met progressivement en place pendant la Première Guerre mondiale dans le conflit permanent qu’orchestrent propagande et censure, diffusion de bobards et démentis.
En abordant ces rapports compliqués, le livre met l’accent sur les différentes utilisations / instrumentalisations du faux. Pas seulement des mensonges organisés, mais aussi des rumeurs, des camouflages, des fantasmes, des anxiétés auxquels la guerre assure une circulation rapide et paroxystique. Le faux apparaît ainsi comme un acteur social avec lequel ou contre lequel les institutions, les pouvoirs publics, les scientifiques, les médias doivent composer, voire jouer dans un incessant aller et retour entre la nécessité de persuader pour maintenir la cohésion sociale et la volonté de stabiliser les cadres de la rationalité. De ce point de vue, l’examen des photographies du Service historique de l’armée de Terre, l’analyse de la réutilisation des images cinématographiques et de la construction de la mémoire de la guerre via la fiction, celle des conditions dans lesquelles se construit la politique de communication mise en place par les différentes instances de censure ou encore la violence d’une culture de guerre clairement perceptible dans les rapports du contrôle postal, tous ces aperçus montrent bien que ce qui est en question c’est le rapport des savoirs, de l’identité, du témoin au réel via la question de la vérité. Que ce rapport ne dépende pas seulement des médias, il fallait aussi le rappeler…
Anne-Claude Ambroise-Rendu
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 4, printemps 2005, p. 274-275.