Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Christian Delporte, Annie Duprat (dir.), L’Événement. Images, représentation, mémoire (Creaphis, 2003). Recension par Anne-Claude Ambroise-Rendu.

Tout en prenant explicitement ses distances avec une histoire des représentations qui minorerait la question des faits et en s’inscrivant dans la perspective d’un retour à l’événement, ce livre appartient à un genre aux productions encore peu nombreuses. Parce qu’il interroge les rapports entre le fait et l’événement, parce qu’aussi l’image est ici approchée non seulement en tant quelle est un marqueur de l’événement mais aussi parce qu’elle construit et alimente la mémoire partagée, faisant du même coup la lumière sur ses oublis. L’image, via la caricature, le dessin de presse, le cinéma, la télévision, joue un rôle considérable dans la construction de l’opinion publique, dans celle de l’événement, dans son euphémisation ou son occultation, mais aussi, dans sa transmission, sa résurrection et les relectures qu’elle permet, et, bien sûr, sa sacralisation. L’Événement permet ainsi une lecture en profondeur des événements historiques majeurs — ceux dont on a coutume de dire qu’ils « ont fait date » — et des questions que soulève leur inscription dans la mémoire collective.
Annie Duprat évoque l’importance de l’image dans la construction de l’opinion publique, singulièrement avec l’affaire du collier de la reine. À partir de 1790, l’air du temps devient moins léger et persifleur nous apprennent les images qui multiplient les attaques contre la monarchie au prix de mensonges et d’exagérations. Même contribution à la construction d’un état de l’opinion entre 1914 et 1945 avec le thème de la 5 colonne analysé par Christian Delporte, qui fait la démonstration d’une adéquation totale du support à son objectif : rendre accessible à tous une idée. Le fantôme ou la réalité de la guerre offrent un terrain d’élection au thème de la 5 colonne qui pénètre grâce aux supports les plus divers dans la vie quotidienne et l’imaginaire collectif. Le recourt croissant à l’image en la matière témoigne éloquemment de son efficacité en tant qu’instrument de propagande.
La guerre d’Indochine, rappelle Pascal Pinoteau, fut un conflit occulté et réduit par la télévision à son dénouement. Mais l’écho rencontré par Diên Biên Phu dans les médias transforma ce qui aurait pu n’être qu’un épisode parmi d’autres d’un conflit oublié en bataille décisive d’une guerre d’actualité, enracinant du même coup le caractère inéluctable de la fin de la présence française en Indochine. À bien des égards la télévision joua, du reste, un rôle plus important encore dans le retour du Général de Gaulle sur la scène publique en juin 1958 (Évelyne Cohen), participant ainsi directement à l’événement lui-même.
Le rôle des images dans la valorisation ou la postérité d’un événement est plusieurs fois interrogé. Par Thomas Boucher, d’abord qui, avec les images des insurrections des années 1830, conclut à une euphémisation de l’horreur et par là même à une sorte d’occultation de l’émeute. Seule exception, la célèbre scène de la rue Transnonain de Daumier, chef-d’œuvre qui institue une rupture dans l’ordre des représentations. L’image peut aussi retrancher, effacer, contribuer à faire oublier. C’est le cas de celles du 4 septembre 1870 qui, rares, faiblement diffusées, reconstruites et mensongères ou encore décalées au profit de Sedan ou de la Commune, transforment la nature de l’événement et le système de significations dans lequel il s’inscrit. Le 4 septembre, masqué par d’autres images qui en ont neutralisé la dimension révolutionnaire et joyeuse, « n’a pas fait image » souligne Olivier Le Trocquer, à l’inverse de ce qui s’est passé pour le 18 brumaire, qui a engendré un lot d’images diversement appréciatrices mais assurant sa postérité. (Pascal Dupuy)
Avec « La torture dans Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais », Raphaëlle Branche interroge méticuleusement les notions d’indicible, d’inmontrable, d’infilmable et les mécanismes de la transmission. Le film de Resnais dit l’extrême violence qu’est la torture sans la montrer, allant jusqu’à cette expérience limite de cinéma qui consiste à filmer les pages d’un texte plutôt que des images. Ce faisant, il transforme l’impossibilité de faire un film sur la torture en élément de compréhension de ce qu’a été la torture, c’est-à -dire en film sur le traumatisme de la torture pour celui qui l’a pratiquée… Le personnage, ici central, est le truchement volontairement singulier de la transmission et de la compréhension de l’événement.
Auscultant Les derniers moments de Maximilien, de Jean-Paul Laurens, Nelly Archondoulis-Jaccard montre comment la peinture d’histoire use d’un prisme renouvelé — social et bourgeois — pour s’adapter au goût et à la sensibilité du public moderne. Tandis que Dimitri Vezyroglou souligne la connexion établie en 1928 par le cinéaste Marco de Gastyne entre la geste Johannique et la Grande Guerre. Brisant le silence qui régnait sur la violence extrême et interpersonnelle de la guerre, violence refoulée par les commémorations officielles, le cinéaste non seulement lui donne un sens mais ouvre aussi à la nation la possibilité du deuil.
Le divorce entre les « deux mémoires » de la guerre civile espagnole que révèle le film Por qué morir en Madrid dont l’historique est livré par Nancy Berthier est aussi celui qui règne sur l’image de Jean Moulin. Joëlle Beurier, examinant les dessins d’un Jean Moulin encore adolescent, cherche les signes de ce que sera le héros de la résistance. Mettant ainsi en lumière la dualité de l’homme — entre passion artistique et engagement patriotique — elle rappelle surtout à quel point la mémoire résistante a occulté la culture de la Grande guerre.
Enfin, les images sacralisent, c’est ce que nous montre Emmanuel Fureix avec les images contrastées de la mort de Napoléon qui renouent, entre 1821 et 1831, avec les rituels des commémorations. C’est vrai aussi des images officielles savamment orchestrées par la propagande fasciste et interrogées par Marie-Anne Matard-Bonucci. En simplifiant et en mythifiant la marche sur Rome, elles lui ont conféré une univocité fondatrice.
Anne-Claude Ambroise-Rendu
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 2, printemps 2004, p. 252-254.