02 - Publicité, quelle histoire ?
Michael Palmer
Information et publicité : les « liaisons dangereuses ». Le cas des agences de presse.
Le Temps des médias n°2, printemps 2004, p.41-48.Il est bien rare dans le monde anglophone, de trouver une agence internationale de presse qui par ailleurs eut jadis une activité d’agence de publicité. En France, pendant près d’un siècle, l’agence Havas fut la principale entreprise de nouvelles et de publicité. À la fin du xixe siècle, Reuters, basée à Londres, envisagea de développer une branche publicité, dans un contexte où divers différends l’opposaient à Havas. Cet article examine les entrelacs information et publicité.
« Information et publicité » : l'Agence Havas porte ce nom pendant un demi-siècle. En France, à partir du milieu du XIXe siècle, la principale agence de presse est aussi, du moins en province, la principale agence de publicité. L'association entre information et publicité n'est pas sans poser problème. Elle interroge les agences de presse et finit même par susciter un débat politique dans les années 1930, que cherche à trancher le Front populaire en brisant la structure d'Havas. Mais Havas n'est pas la seule agence à cultiver la porosité entre information et publicité : Reuters, un temps, se laisse également tenter par le modèle français.
Havas et le contrôle du marché publicitaire
L'Agence Havas prend pied dans la presse de province, dès 1838 [1] : c'est elle qui garantit l'expansion de son secteur « publicité ». Selon Gilles Feyel, « à la fin de 1857, Havas et ses associés contrôlent la plupart des informations véhiculées par les journaux parisiens et départementaux ; ils tiennent à peu près toutes les annonces qui font vivre ses feuilles. » [2] Havas dispose alors d'un quasi-monopole sur le marché des annonces dans les journaux parisiens et de province. À d'autres moments, elle est davantage maîtresse de la presse de province que du marché de la presse parisienne où trône la Société Générale des Annonces, son propriétaire direct de 1865 à 1879. À cette date, la SGA (société en commandite) cède l'Agence Havas, qui se constitue en société anonyme (au capital de 8,5 millions de francs en 1879) : Havas et SGA sont donc formellement indépendantes, l'une par rapport à l'autre. Mais si elles gardent leur spécificité, elles font partie du même groupe. Les rôles sont bien répartis : Havas vend l'espace de nombreux journaux de province, que la SGA, courtier des annonceurs, achète ; elle trouve ainsi des recettes publicitaires qui équilibrent son bilan [3]. Le résultat ? Deux sociétés aux participations croisées contrôlent l'essentiel des flux de l'information et de la publicité en France ; et, ce, jusqu'en 1920, lorsqu'elles fusionnent.
Leur imbrication se repère jusqu'au personnel dirigeant lui-même. Dans l'entourage d'Edouard Lebey (1850-1922), directeur de l'Agence Havas dès 1879, et Léon Rénier (né en 1857), entré à la SGA en 1903 et démis de la présidence d'Havas en 1944, on trouve souvent les mêmes personnes. E. Lebey est lui-même le fils de Jacques-Edouard Lebey, associé à la toute première SGA, créée en 1845 avec Girardin et Charles-Louis Havas, et auteur du « Premier traité pratique de la publicité » [4]. Dans ce petit opuscule, il distinguait notamment « l'annonce anglaise » de « l'annonce affiche » et de « la réclame », cette publicité rédactionnelle destinée à tromper le lecteur. Or, la pratique de la régie « par laquelle un journal confie à un courtier la gestion de ses annonces contre un pourcentage » [5], se répand précisément avec Lebey. Au fond, Havas et la SGA se comportent en rentiers préoccupés de lever leurs commissions. [6] Pour les dirigeants d'Havas, la nouvelle est une marchandise, comme l'annonce : c'est cette conception marchande que critique Balzac, dans un travail de « journalisme d'investigation » avant la lettre, où il dépeint Charles Havas (1783-1858) comme celui qui « vénère le Fait et professe peu d'admiration pour les Principes » [7]. Avec Léon Rénier, l'intérêt de la maison Havas prime, et la publicité – pour les financiers, les banques, les états, les entreprises ou les particuliers – « conditionne » en quelque sorte l'information. Ainsi, avec les Havas (années 1830-1870), les Lebey et Houssaye [8] (années 1870-1900), jusqu'à Léon Rénier et les siens (années 1900-1940), trois à quatre générations de « capitaines d'industrie » de l'information et de capitalistes de la presse et de la publicité, dirigent une embarcation à deux compartiments.
Explorant les archives d'Havas-Information, pour les années 1878-1885, il nous est arrivé de saisir des échanges épistolaires entre Havas-Paris et Havas-Lyon qui suggèrent les vases communicants entre l'exploitation de la partie publicitaire et la surface rédactionnelle des journaux. Havas, installée à Paris comme en province, est bien placée pour représenter les intérêts des journaux de province, « démarcher » les acteurs économiques de la capitale, comme les banques ou les grands magasins susceptibles de vouloir « toucher » en province une clientèle sensible à tout ce qui vient de « la ville lumière ». Il se peut, certes, que les archives soient lacunaires ou ne portent guère trace des questions délicates. Tout de même, on relève certaines allusions indicatives ; ainsi, cette recommandation d'Henri Houssaye, l'un des dirigeants d'Havas-Paris, au directeur du bureau d'Havas-Lyon : « Vous évoquez… « la priorité qui nous est généralement accordée pour la transmission de nos dépêches ». Gardez-vous bien, cher Monsieur Comte, d'écrire une chose semblable ! On peut en parler doucement dans la conversation mais il ne faut pas l'écrire : vous savez d'ailleurs que nos dépêches ne jouissent d'aucune priorité en droit » [9]. Une autre missive, envoyée à Havas-Lyon, est plus explicite encore : « vous savez ce que certaines sociétés payent à un journal pour qu'il parle occasionnellement et très discrètement de leurs affaires. Combien payeraient-elles pour une dépêche qui serait reproduite dans vingt journaux ou davantage !…Pensez-y et ouvrez l'œil » [10]. Un indice éclairant de l'interdépendance entre « information et publicité » ressort, par ailleurs, d'un contrat de l'Agence Ewig, qui, entre 1880 et 1883, semble avoir voulu opérer une alliance information-publicité analogue à celle de Havas. En décembre 1881, cette agence devient copropriétaire d'un journal lancé deux mois auparavant, la Dépêche Havraise. Fournissant un service d'informations télégraphiques, elle souscrit 10 000 francs d'actions du journal et s'engage à verser 10 000 autres francs par la suite. En contrepartie, Ewig obtient « la régie exclusive des annonces locales et extra-locales, dont 50 % devait revenir à l'agence » ; l'autre moitié était à partager entre elle et le journal. L'affaire ne se prolonge guère. [11] Mais la logique en jeu paraît courante. Dans les archives Havas-Information, en effet, on trouve trace d'autres indices où des directeurs, propriétaires de journaux de province, évoquent l'éventualité d'une prise de participation par l'Agence dans le capital de leur entreprise. Havas répond, alors, par la négative : s'identifier par trop avec un titre de la région – en l'occurrence, le Courrier de Lyon – risque de lui aliéner les concurrents…
Bref, bien avant le scandale de Panama ou l'affaire des fonds russes, les intérêts croisés d'une agence de presse, passée de simple « bureau de traduction » de journaux étrangers (vers 1832) à entreprise-leader sur les marchés de l'information et de la publicité en France, entraîne une série d'accointances qui ne se limitent pas à la connivence politique, l'agence se distinguant, on le sait, comme le canal officieux d'informations de source gouvernementale. Balzac, dans la Revue parisienne en 1840, et d'autres journaux jusqu'à la fin des années 1930, évoquent diverses facettes de cette position stratégique de l'Agence, sans que le chercheur aujourd'hui soit toujours convaincu de tenir l'ensemble des tenants et aboutissants de chaque « affaire ». Nous n'en retiendrons ici qu'un aspect, peu fouillé par la recherche : la politique de l'agence Reuters – à la fois alliée et « sœur ennemie » de Havas – dans les « marchés internationaux » de l'information, à l'égard de la publicité ; et ce, au tournant des années 1880-1890. La période est intéressante, car une crise, à la fois géopolitique et commerciale, oppose les grandes agences et modifie notamment les rapports entre Havas et Reuters. [12]
Reuters sous Englander : la tentation publicitaire
Des archives récemment retrouvées à l'agence Reuters permettent de revisiter deux facteurs distincts : le bref abandon de l'hostilité affichée par ses dirigeants à l'égard d'une présence sur le marché de la publicité, et le rôle favorable à la publicité de Sigismund Englander (1823-1902). Celui-ci s'estime bien plus que « le bras droit » de Paul Julius Reuter (1816-1899), fondateur de l'entreprise à Londres (1851) ; homme « haut en couleur », son comportement et ses écrits détonnent dans le climat plutôt feutré des négociations et échanges épistolaires des milieux dirigeants des agences.
La réputation de sérieux de Reuters, à Londres et notamment dans la City, tient, en premier lieu, aux services d'information économique et financière (les cours de la Bourse entre autres) transmis grâce aux investissements dans l'exploitation de la technologie de pointe de l'époque : le télégraphe électrique. La plupart des grandes sociétés de câbles transocéaniques ont installé leur siège à Londres, capitale victorienne, ville carrefour du capitalisme, « capitale télégraphique de toute la planète » et cité-phare de la presse européenne, jusque dans les années 1890-1914, tout au moins. Or, au cours des années 1850-1860, les trois principales agences d'information, auparavant concurrentes – Havas, Reuters et Wolff de Berlin – s'entendent pour partager les coûts des transmissions de dépêches de presse par les réseaux télégraphiques internationaux (balbutiants mais en expansion rapide), et, de ce fait, conforter leur position dominante sur leurs marchés respectifs. Les cours de la Bourse sont, semble-t-il, les premières « données » ainsi échangées. Comme le veut une certaine légende, les dirigeants d'Havas, de Reuters et de l'agence Wolff se sont répartis le monde en « territoires », rappelant ainsi le partage du nouveau monde chrétien à évangéliser par le Pape en 1492, entre l'Espagne et le Portugal ; besoin d'analogie oblige, d'autres préfèrent parler de « Yalta de l'information ».
Du coup, l'histoire des agences Havas et Reuters se recouvre sur plusieurs points. En 1869, elles signent même un accord prévoyant le partage des bénéfices, un « joint purse agreement », qui relie les deux agences. À l'époque, ces grandes agences s'efforcent de répartir les coûts et de s'entendre pour s'implanter en tout point de la planète : ainsi, avec la première liaison télégraphique Londres-Recife, l'Amérique du Sud est désignée « territoire » d'Havas. Cependant, le contexte géopolitique, marqué notamment par l'affaiblissement de la France après 1871 et les prétentions bismarckiennes à l'indépendance informationnelle de l'Allemagne, finit par bouleverser la donne. Reuters redéploie alors sa stratégie, espérant tirer parti de la fragilité française. Son appétit s'aiguise. Selon l'historien Donald Read, elle tente même, en juillet 1872, d'acheter Havas pour 90 000 livres sterling (3 millions de francs). L'offre rejetée, Englander surenchérit à 120 000 livres. En avril 1873, il informe le secrétaire général de Reuters, Griffiths, que l'offre est modifiée : seule serait éventuellement achetée la division télégraphique internationale d'Havas ; il ne serait plus question d'acquérir la partie française de l'entreprise, tant les journaux français s'y montrent hostiles. [13] En 1876, d'un commun accord, on renonce finalement au « joint purse agreement ». Reuters est, alors, en pleine expansion : Englander s'établit à Constantinople, obtient des « scoops » pendant le conflit russo-ottoman de 1877-1878, sillonne les capitales du vieux continent. L'année même de la rupture de l'accord avec Havas, il propose que Reuters développe une branche publicité : mais l'offre est rejetée, car, avance le conseil d'administration de Reuters, « elle tendrait à abaisser l'image du service télégraphique aux yeux de la presse. » [14] Obstiné, Englander revient à la charge vers la fin des années 1880. Il milite un moment pour l'ouverture d'un bureau parisien Reuters en rupture avec Havas ; à l'en croire, il faudrait un an de préparatifs avant de s'attaquer à une puissance telle que l'agence française : « l'étendue de l'organisation Havas dépasse l'entendement – par exemple, son personnel occupe jusqu'à trois rangs (de la tribune de la presse) à la Chambre des Députés ». [15] Tantôt impressionné par Havas, tantôt soucieux de ménager d'autres intérêts, Englander définit ainsi la concurrente française, le 4 janvier 1889, dans une lettre adressée au baron Herbert de Reuter : « l'agence Havas est aussi solide qu'un roc : établie depuis longtemps, forte de son implantation publicitaire du côté de la presse, de ses rapports avec les gouvernements français successifs et de son identification avec la France (« purely French national character » : d'autres agences, telle Reuters étaient moins identifiées à un seul pays), Havas dispose d'une force toute particulière ».
Le baron Herbert n'approuve pas toujours, loin de là , les initiatives d'Englander. Pourtant, il partage avec lui une conviction profonde : Reuters doit se lancer sur le marché de la publicité. Son président affirme, en décembre 1890, que la société dispose « de moyens exceptionnels pour lancer une entreprise publicitaire d'envergure internationale » ; elle créerait « ainsi un nouveau secteur pour les journaux aussi bien que pour eux-mêmes ». L'affaire est aussitôt lancée : mais elle ne tient pas ses promesses. Reuters ne veut pas se cantonner à la seule vente des espaces publicitaires dans les journaux. Elle s'engage dans le marché de l'affichage – à l'intérieur comme à l'extérieur des tramways des villes de province, par exemple. Une division de l'entreprise est même créée pour gérer des espaces publicitaires dans les journaux de l'Empire britannique, comme en Australie. Mais, dès les années 1893-1894, les déboires se multiplient ; le département publicitaire doit admettre qu'il s'est trompé en croyant détenir le monopole européen du guide catalogue de l'exposition de Chicago de 1893. Outre les pertes financières enregistrées, l'image de marque de l'entreprise en souffre considérablement. [16]
Soulignons-le : il existait donc bien des internationales de l'information et de la publicité, bien avant que ne soient forgées les formules « circulation internationale de l'information », « internationale socialiste », « industries publicitaires » ou même – selon Armand Mattelart, « internationale publicitaire » [17]. Karl Marx écrit à propos de Sigismund Englander : « il rédige l'histoire mondiale européenne pour le compte de Reuter » [18]. C'est son entregent et la diversité de ses prestations qui impressionne le plus. Né dans une famille juive de Trébitche, en Moravie, territoire des Habsbourg, il participe au mouvement révolutionnaire viennois de 1848. Réfugié en France, il en est expulsé en 1854. Il se targue d'être à l'origine de la formule rédactionnelle – brève, concise, factuelle – des dépêches Reuters. En tout cas, il est assurément le plus brillant des journalistes de la toute jeune agence de Londres. Or, il ressort des lettres conservées aux archives Reuters, un esprit touche-à -tout, conscient de sa propre valeur, traitant diversement les domaines de la politique, de la diplomatie, de l'information, de la publicité, et les intérêts croisés de l'ensemble. À maintes reprises, il propose de développer toute une série de services spéciaux, à côté des services généraux, pour damer le pion aux journaux qui, encouragés par l'exemple de William Howard Russell et ses recensions de la guerre de Crimée pour The Times, comptent bien renforcer l'impact de leur couverture de l'actualité internationale et impériale. Ainsi, en 1891, Englander encourage-t-il l'essor d'un service spécial, « les potins mondains » (« Reuters International Society Gossip »), pour les quotidiens et surtout les hebdomadaires de la presse londonienne : The Times, The Daily News, assure-t-il, sont preneurs des potins mondains de Berlin, de Rome, de Paris. Détail symptomatique, sa manière de camper Édouard Lebey et Henri Houssaye, dans le récit de ses négociations avec les deux dirigeants d'Havas, montre qu'il ne garde pas sa langue dans sa poche.
La fin du couple information-publicité
Finalement, les « liaisons dangereuses » entre information et publicité, cultivées par Havas durant un siècle, sont rompues au milieu du XXe siècle. L'emprise d'Havas et « l'accouplement information et publicité » sont l'objet de violentes attaques dans les années 1930, alors qu'enfle la dénonciation des féodalités et des oligarchies financières qui contrôlent la banque, l'assurance, l'information et la presse. Président du Conseil du Front populaire, Léon Blum affirme ainsi : « la concentration dans les mêmes mains d'un double monopole de distribution – des nouvelles et des annonces – équivaut pratiquement à la maîtrise de la presse et de l'opinion, au contrôle de la vie publique… Par l'autorité, et si je puis dire par la menace, nous avons obligé l'Agence Havas à se décomposer en deux branches distinctes, qui n'auront plus rien en commun l'une avec l'autre, pas même leurs administrateurs. J'ai traité bien des affaires au gouvernement, des affaires de beaucoup de sortes. Aucune ne m'a donné plus de mal que celle-là , car dans aucune je n'ai trouvé plus de résistances » [19]. Le chef du gouvernement n'obtient pas le renvoi de Pierre Guimier, administrateur de l'Agence depuis 1926, et inspirateur d'articles violents dans son quotidien, Le Journal, contre Blum et son ministre de l'intérieur, Roger Salengro ; il ne parvient pas non plus, malgré son offensive de 1936, à séparer les branches information et publicité de la grande Agence. La rupture a lieu quatre ans plus tard, en juin-juillet 1940, dans les circonstances confuses et tragiques de la fin de la III République. Pierre Laval, en effet, décide de transformer la branche information de l'entreprise Havas en Office français de l'Information, qui, du même coup, devient l'agence officielle de l'État français. Ce qui reste d'Havas est cantonné à la publicité : dès fin 1940, les Allemands ont réussi à s'en approprier 47,6 % du capital. Après la guerre, dans les circonstances difficiles des années 1944-1947, l'Agence Havas « nationalisée » croit, un temps, pouvoir récupérer la branche Information confisquée en 1940. Espoir déçu : les agenciers de France Presse (malgré le régime provisoire de l'AFP – jusqu'en 1947) et une partie influente des forces politiques s'opposent fermement à la reprise. Ici, comme dans d'autres domaines qui exigent la « moralisation de la vie publique », il n'est pas question de renouer avec la situation d'avant-guerre. Une période de l'histoire des rapports entre information et publicité est définitivement close.
Il reste que, bien avant que ne se multiplient – aux États-Unis surtout, mais aussi à Londres et dans d'autres capitales européennes, au cours des premières décennies du XXe siècle – des codes et une déontologie séparant les services rédactionnels des services publicitaires (l'Américain parle d'un mur/porte-incendie étanche – firewall), il est courant de voir, des deux côtés de l'Atlantique, une porosité entre information et publicité. Lors d'une campagne de presse du XIXe Siècle contre Le Petit Journal, en 1891, ce dernier – tirant alors à un million d'exemplaires – développe une autre vision du « mur » : à savoir que la rédaction n'est pas responsable du contenu des placards affichés sur son mur, sa surface publicitaire. Englander, lui, exemplifie l'esprit du rédacteur aux initiatives multiples, sans être trop regardant sur d'éventuelles confusions de rôles ou de genres. Le brassage des affaires de presse et des agences requiert un « enchevêtrement » au nom de l'expéditif. Dans les archives qui le concernent, figurent non seulement certaines de ses longues lettres, mais aussi sa pratique du chiffre, des codes conventionnels. Ainsi, lors des négociations à propos des contrats reliant les agences alliées, en mai 1889, le chiffre 100 = « Lebey (directeur d'Havas) se montre prêt à accepter les nouvelles conditions » ; 101 = « L. a accepté les nouvelles conditions » ; 102 = « L. peu enclin à les accepter » ; 103 = « L. les refuse… ». La pratique du chiffre chez Englander, ainsi que le principe selon lequel il est des choses qu'on ne contresigne pas par écrit (Henri Houssaye), explique pour partie la difficile traque de l'historien des industries publicitaires, des agences et des régies.
Au bout du compte, la France fut bien le seul des grands pays de l'Europe à héberger une agence qui choisit, pendant près d'un siècle, d'allier information et publicité. À cet égard, Reuters, notamment parce qu'elle n'avait pas d'intérêts dans les entreprises de presse et de publicité du pays où elle est installée, s'en sortit mieux que sa concurrente française.
[1] G. Feyel, « Les origines de l'Agence Havas : Correspondances de presse parisienne des journaux de province de 1828 à 1856 », in P. Albert, dir., Documents pour l'histoire de la presse nationale aux XIXe et XXe siècles, Éditions du CNRS, Paris, 1977, p. 180-181.
[2] Ibid., p. 87-340.
[3] M. Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 100.
[4] Ibid., p. 62 ; P. Frédérix, De l'Agence d'information Havas à l'Agence France Presse, Paris, Flammarion, 1959, p. 134.
[5] M. Martin, op. cit., p. 78.
[6] G. Feyel, La presse en France des origines à 1944, Paris, Ellipses, 1999, p. 107.
[7] La Revue parisienne, 25.8.1840, Cité in P. Frédérix, op. cit., p. 25-8.
[8] Henri Houssaye, né en 1853, est le bras droit de Lebey.
[9] H. Houssaye à E. Comte, 19 mai 1882. 5 AR 86. Archives Nationales. Cité in M. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences, Paris, Aubier, 1983.
[10] Havas-Paris à Havas-Lyon, 26.3.1878, Ibid. Cité in A. Lefebure, Havas, Paris, Grasset, 1992, p. 133.
[11] Contrat entre la Dépêche havraise et l'agence Ewig, dossier Coutrey, adhérent à l'Association syndicale professionnelle des journalistes républicains français. Cité dans O. Boyd-Barrett, M. Palmer, Le trafic des nouvelles : les agences mondiales d'information, Alain Moreau, 1981, p. 110.
[12] Le nom de l'institut, société ou agence Reuters changea à plusieurs reprises. Ici, nous écrivons Reuters lorsqu'il s'agit de l'une d'entre eux, et Reuter, lorsqu'il s'agit de Paul Julius Reuter (né Josephat), 1816-99, ou de son fils, Herbert (1852-1915).
[13] D. Read, The power of news, Oxford, O.U.P., 1999, p. 58.
[14] Ibid., p. 81.
[15] S. Englander, lettre dictée au Managing Director, Reuter's Telegram Company, 2.2.1889.
[16] D. Read, p.8I-2. L'édition de 1994 de l'ouvrage de Read comporte une publicité de « Reuters Advertising Agency » (1910) : « reaches all over the earth » ; cette affiche fait état de bureaux à Londres, Glasgow, Liverpool, Manchester, Birmingham ; en Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud et en Inde.
[17] A. Mattelart, L'internationale publicitaire, la Découverte, 1989.
[18] Lettre de Marx à Engels, 12 avril 1860, citée in D. Read, op. cit., p. 29.
[19] « Non », Le Populaire, 9 août 1936 ; « Information et Publicité », Le Populaire, 14.8.1946. Cité in O. Boyd-Barrett, M. Palmer, Le trafic des nouvelles : les agences mondiales d'information, p. 127.