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03 - Public, cher inconnu !

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Cécile Méadel

Avant-propos

Le Temps des médias n°3, automne 2004, p.5-11.

Le public s'enfuit, le public nous échappe, ce public qui donne son sens à nos travaux sur les médias, ce cher public, objet de toute notre attention. La notion est à la fois familière, immédiate, mais aussi aléatoire et instable. Premier constat massif, quasi brutal : après tant d'années de recherche, nous n'en savons encore guère sur les publics ; nous nageons dans les conjectures, nous traquons les définitions, les traces. Lui redonner l'épaisseur de la chronologie, retrouver les étapes de sa mise en scène, le prendre en quelque sorte par l'histoire, c'est s'interroger sur les « fables » (au sens de Michel de Certeau) qui le constituent, sur les injonctions qu'il produit en nombre. C'est tenter d'appréhender ces mille voix par lesquelles le public, les publics parlent, tant et si haut, de ce qu'il veut, ou ne veut pas, de ce qu'il fait, de ce qui est bon ou mauvais, pour lui, de ce qu'il aime…

D'emblée, la notion de public est interrogée sur sa validité. Dès les premières recherches (dans les années 1930 pour les médias de masse) se pose la question de sa constitution comme collectif. Le public a-t-il affaire, si l'on suit Jérôme Bourdon, avec la chose politique ? Fait-il corps et peut-on lui supposer une communion, même minimale, de vues, de réactions, ou n'est-il que le produit imaginé d'une activité concomitante mais non commune ? La deuxième hypothèse n'a pas mené loin, mais pose explicitement la question de ce qui fait collectif dans une audience, et, plus complexe encore, des méthodes, des outils à forger pour l'appréhender. La première a nourri inquiétudes et mythologies. Comme la foule, le public peut paraître doté d'une force qui dépasse, menace, contrarie les pouvoirs, force que l'on peut dompter, mais alors au prix d'un travail énorme, de chaque instant. Muriel Favre en fait la démonstration avec les cérémonies du régime nazi.

Une fois la notion admise, on tombe dans le labyrinthe de ses définitions, dans la profusion de ses discours (Jérôme Bourdon). Le public est à la fois le résultat du travail des professionnels, une activité qui s'inscrit au milieu de mille autres, une représentation d'un collectif par lui-même, le résultat du travail des chercheurs et des historiens, un objet à mesurer, à vendre, à faire parler… Et puis, les représentations du public, quelles que soient les multiples formes qu'elles revêtent (statistiques, psychologiques, historiques, professionnelles…), agrègent toujours des phénomènes différents, qui relèvent simultanément de ces différentes conceptions. L'objectif de ce numéro n'est pas – qui le pourrait ? – de faire le tour de ces définitions, mais plutôt de proposer un panorama de différentes approches de ces questions, renouvelées par les derniers travaux de recherche, et qui, par-delà des terrains et des conceptions différentes, s'interpellent ou s'interrogent.

Le public ou la conscience de soi

à ce titre, on s'arrêtera un instant à la connaissance de soi dont témoignent les audiences ; le public apparaît comme une entité qui se définit dans la conscience qu'elle a d'elle-même ; les téléspectateurs savent qu'ils partagent leur activité avec des centaines, milliers, millions d'autres et cette représentation affecte en retour la conception qu'ils se font d'eux mêmes, tout comme l'appréciation que portent les professionnels. Cette approche donne un sens particulier aux fonds de courrier qu'utilisent ici Claire Blandin et David Ryfe : il s'agit moins de traquer l'impact des émissions sur les auditeurs qui les ont écoutées, que de comprendre comment ils se constituent comme collectif, comment ils s'affirment – éventuellement – comme groupe social. Les causeries du Président Roosevelt provoquèrent, d'après les lettres écrites ensuite par les auditeurs (D. Ryfe), un intense travail de réflexion sur les valeurs partagées de la société américaine en faisant du public, du citoyen, le héros de l'aventure politique, mais un héros très social, qui ne tient que par son appartenance à la communauté et qui la réactive en discutant justement de ces valeurs. La radio, ici, loin de contribuer à la dépolitisation des citoyens, a contribué à les réimpliquer dans le débat public, et contrairement à ce qui est souvent avancé, c'est parce qu'il y a ce moment d'écoute individualisée qu'il peut ensuite y avoir réappropriation et discussion collective.

Knut Lundby et Daniel Dayan soutiennent que les médias, en l'occurrence la télévision, peuvent contribuer à forger des identités, à nourrir et transformer des modèles culturels : la réception des émissions des télévangélistes américains dans une petite bourgade du Zimbabwe leur permet de déployer, à la suite d'Arjun Appadurai, toutes les dimensions qui définissent une culture, y compris les ressources symboliques dont elle se nourrit et qu'elle produit. Quel peut être le retentissement de telles émissions sur un public pour lequel elles n'ont pas été conçues, qui les touchent par raccroc et presque clandestinement ? Et pourtant ce public anonyme, méconnu, trouve dans ces programmes des arguments, des ressources pour modifier la définition de ses pratiques, de ses croyances.

Avec d'autres matériaux, Muriel Favre fait la même démonstration d'une conscience de soi du public et, dans la mise en abyme des cérémonies nazies, on voit l'auditeur devenir acteur de l'émission, au titre de son activité d'auditeurs et c'est cette expérience même qui fait l'objet de l'émission qu'il écoute. Si le pouvoir politique, surtout dans sa forme extrême de dictature, fait des médias un instrument de pouvoir stratégique, c'est aussi au prix d'un intense travail d'adaptation aux goûts, aux instincts, aux préférences du public. Comme le montre Muriel Favre, les nazis responsables de la propagande qui voulaient souder la communauté nationale autour des cérémonies collectives se heurtent à un public qui semble toujours pouvoir s'enfuir, au moins en pensées. Comme dans le beau récit d'Hans Fallada, Seul dans Berlin, chacun doute de l'impact du nazisme sur les pensées, mais nul ne doute de son impact sur les actions.

Produire le public

Au-delà de cette conscience du collectif, la consommation demeure ce moment un peu mystérieux, sur lequel mille conjectures se tissent. Comment rendre compte de cette « holding de personnalités » (pour reprendre l'expression d'Erving Goffman) qu'est le lecteur de journal, l'auditeur de radio, le spectateur du cinéma, etc. ? Les chercheurs les plus fertiles ont abordé la question par les côtés, ce qui est peut-être une manière de la prendre de front. Ainsi Anne-Claude Ambroise-Rendu trouve dans la littérature des portraits de lecteurs, cette figure qui devient vite tellement ordinaire, tellement anodine, qu'elle est donnée presque uniquement en creux, comme une image commune ; mais aussi comme une activité qui partage entre les sexes, les classes, les opinions politiques, ou encore entre ceux qui le lisent et ceux qui ne le lisent pas, ceux qui le comprennent et ceux auxquels il demeure opaque, ceux qui « sont dans le journal » et ceux qui n'y sont pas. Pierre Sorlin, lui, suggère de s'intéresser aux rituels peut-être aussi importants, voire davantage, que le contenu des films, sur lequel tant d'écrits ont porté.

L'hétérogénéité supposée du public désigné d'un média éclate quand s'exprime à voix haute une position divergente. Fait aujourd'hui rare, mais que L'Express s'autorisa lorsqu'il ouvrit tout grand ses colonnes progressistes au très catholique et très gaulliste François Mauriac. Le précieux fond de courrier étudié par Claire Blandin montre comment les lecteurs auteurs de lettre trouvent les mots pour se faire entendre, tissent une relation privilégiée avec le « Maître » et insistent sur la nécessité qu'il reste à l'Express. Apparaissent alors clairement la pluralité des attachements, leurs difficiles mises en compatibilité pour ces hommes et femmes, chrétiens parmi les progressistes, dans un engagement exigeant et difficile.

Autre piste fertile : celle des professionnels, de l'énorme travail qu'ils doivent déployer pour construire cet artefact indispensable à leur activité : le public. L'étude des stratégies de la librairie Hachette proposé par Jean-Philippe Mazaud montre comment l'offre se construit en étroite interaction avec la demande, par une série d'ajustements permanents entre les décisions stratégiques de l'entreprise et les multiples retours du marché. L'aventure du livre de poche, par exemple, dont le succès dépasse très largement les attentes du libraire et touche un public qui va bien au-delà des lecteurs populaires visés, entraîne une redéfinition substantielle des produits. On trouvera dans l'histoire de la mise au point de la couverture de ces ouvrages un amusant pied de nez au modèle classique de l'innovation : Hachette choisit des illustrations fortement figuratives, focalisées sur des personnages, parfois inspirées du cinéma, thèmes qu'il estime propre à séduire un public populaire, et il s'aperçoit que cette esthétique séduit particulièrement les milieux cultivés (Jean-Philippe Mazaud). Le libraire embauche alors des maquettistes et des illustrateurs réputés pour se réapproprier ce design, l'esthétiser en quelque sorte et en faire la marque de fabrique de sa collection.

L'impact performatif de la définition du collectif, ici du lectorat, est également démontré par Véronique Odul dans son étude sur le public du Point ; ce journal qualifie – et construit – son lectorat à la fois par sa qualité sociale (les cadres et professions supérieures) et par son désir projeté d'indépendance politique ; un pari difficile qui le contraint à conjuguer les exigences d'une politique marketing très poussée, présente dans les choix éditoriaux, et l'affirmation d'une indépendance à l'égard de tous les pouvoirs, y compris économiques, qui doit elle aussi se manifester dans les contenus.

Les moyens de communication fournissent, on le sait, des exemples éclatants pour les historiens qui cherchent à casser le modèle linéaire de l'innovation, tant ces technologies se plaisent à contredire les pronostics. Le transistor étudié par Elvina Fesneau en est une illustration : mal reçu à l'origine, nul ne voit comment il pourrait s'intégrer dans des pratiques désormais assises par plus de trente années d'habitudes ; et pourtant, il connaît très rapidement un succès foudroyant. Il accompagne la formation d'une nouvelle classe d'âge, mais la transforme aussi sans doute, dans un mouvement itératif dont aucune des deux parties ne sort jamais indemne.

La rhétorique des chiffres

L'immense appareil de mesures, l'outillage quantitatif et qualitatif qui entourent aujourd'hui la production des médias de masse nous en disent-elles plus sur le public ? Rien n'est moins sûr, si l'on suit les pistes ouvertes par Pierre Sorlin, puisque ces mesures ne peuvent rendre compte, par exemple, de l'impact cognitif et intellectuel des films car on peut avancer, sans risque de se tromper, qu'elles ne s'intéressent pas à de telles questions ; et pourtant quoi de plus important que de comprendre comment le cinéma, les médias, le livre… influencèrent les comportements, les goûts, les idées ?

Pour grand que soit l'intérêt porté par les médias à ce « cher public », il n'a pas pour autant accueilli avec facilité l'outillage de sa connaissance. Christian Pradié montre à quel point les journaux ont peu apprécié l'intrusion de la publicité, non dans de leur contenu, mais bien dans leur public ; et en particulier avec combien de réticences ils se sont soumis à un appareil de mesure alors qu'ils considéraient que les données sur le public étaient de l'ordre du privé, du confidentiel et la curiosité des publicitaires « une indiscrétion un peu vexatoire ». Après la guerre, les chiffres de vente des magazines firent toujours l'objet de « déclarations sur l'honneur » comme le rappelle Françoise Dupont ; on reste encore dans le registre de la confiance. Le passage du « lecteur acheteur de journal » au « lecteur vendu à l'annonceur » a été malaisé, épineux. Les journaux veulent bien vendre leur espace, mais ils ne conçoivent que très progressivement, entre les deux guerres, de vendre leur public, explique Christian Pradié. On est encore loin du temps où le responsable de la plus grande chaîne de télévision, Patrick Le Lay, peut dire, comme il vient de le faire : « ce que nous vendons, c'est du temps de cerveau disponible ».

Mais cette rhétorique des chiffres n'est pas plus univoque que les autres définitions. La mesure d'audience, ou le sondage, est perçue tout à la fois comme un résultat scientifique, un instrument de concurrence déloyale, un outil commercial utile, parfois indispensable aux affaires. Il peut aussi, comme le voulait son premier responsable à la radio-télévision publique, Jean Oulif (raconté par J. Durand), être vu comme un signe envoyé à l'auditeur, au téléspectateur, de l'intérêt que le média lui porte et en même temps comme une façon de l'amener à réfléchir aux programmes. Pourquoi devrait-il s'aligner sur le modèle de la démocratie où un homme égale une voix, soutient Michel Souchon, pourquoi l'intensité de l'audience ne serait-elle pas prise en compte, ce qui ouvre une alternative à l'éternel débat sur les mesures qualitatives de l'audience ? On retrouvera les grandes étapes de la chronologie de ces définitions dans les trois parcours des professionnels de l'audience ici présentés : celui de Jean Oulif raconté par son successeur Jacques Durand pour les années 1950 et 1960, l'entretien de Michel Souchon avec Isabelle Veyrat-Masson pour les années 1970 à 1995, et celui que j'ai conduit avec Jacqueline Aglietta, en fonction depuis 1985.

Même les appareils les plus sophistiqués, fruits d'un demi-siècle d'histoire, n'arrivent pas à saisir dans toute sa complexité le public du journal ; les sondeurs eux aussi doivent négocier des identités fluctuantes : comme le souligne Françoise Dupont, la définition du lecteur est toujours réouverte… au point que deux mesures concurrentes s'affrontent aujourd'hui, l'une décomptant les acheteurs et l'autre les lecteurs. Quand les journaux se multiplient, qu'ils deviennent de plus en plus hétérogènes, il n'est plus possible de se mettre d'accord sur une mesure partagée et d'imaginer une entité commune et mesurable : « le lecteur de la presse ».

L'émergence d'une nouvelle technique de communication met en exergue ce que toute définition du public peut avoir de construit, de sédimenté, d'implicite : Internet oblige à redéfinir tout à la fois la notion de public et celle de média. Josiane Jouët nous montre comment la prolifération fiévreuse et discordante d'outils de mesure d'internet se raréfie progressivement. On retrouve les mêmes acteurs qu'en matière d'audiovisuel (cf. L'audimat ou la conquête du monopole, Cécile Méadel) : le CESP et Médiamétrie, mais dans un contexte tout différent, puisque l'échelle internationale du marché des mesures intervient très tôt, non comme un résultat des développements antérieurs, mais presque comme un facteur de transformations. On voit alors dans le travail de Josiane Jouët comment la concurrence entre différentes mesures aboutit en quelques années à une concentration de la définition de l'internaute : l'instrument qui le mesure raréfie ses actions, ses sites de prédilection et ses pratiques ; ne seront pris en compte que son comportement en tant qu'acteur d'une relation commerciale ou que visiteur des sites bien achalandés. Les sites seront modifiés en fonction de ces résultats ; tout comme, par exemple, les apprentis journalistes américains, selon Christian Pradié, s'exercent à écrire des textes différents en fonction des cibles définies par des études de marché, ou encore les gens de l'agence publicitaire Lintas marquent de leur empreinte la programmation de la première chaîne en 1984 (cf. Michel Souchon). Ainsi, même la rhétorique la plus quantitativiste ne peut s'appuyer sur une conception passive de la consommation, et, dans les itérations entre un instrument de mesure et l'objet qu'il mesure, il y a transformations réciproques.

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Avant-propos.html