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01 - Interdits. Tabous, transgressions, censures

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Gilles Feyel

Aux origines de l’éthique des journalistes : Théophraste Renaudot et ses premiers discours éditoriaux (1631-1633)

Le Temps des médias n°1, automne 2003, p.175-189.

Dès l’origine, le journalisme français a énoncé des règles pour dire sa fonction sociale, codifier sa pratique. Les exigences de cette éthique sont énoncées par Renaudot, dans les préfaces de sa Gazette, pour affirmer une certaine distance et par rapport au pouvoir d’à‰tat, et face à son public. Que cette distance ait existé ou non n’était pas l’important. L’essentiel était d’afficher une posture de liberté en proclamant chercher la vérité. Malgré ses très fines observations sur la vérification des sources, sur les erreurs toujours possibles que peut commettre un journaliste « noyé » dans l’événement, Renaudot dut affronter la « censure » de nombre de ses lecteurs qui l’accusaient de partialité en un temps de divergence politique autour des grands choix du roi Louis XIII et de Richelieu. englishflag

Depuis une quinzaine d'années, historiens et sociologues ont beaucoup étudié la progressive professionnalisation des journalistes. [1] À la fin du xixe siècle, avec leur multiplication, contemporaine de l'industrialisation de l'information et de l'avènement du média de masse, les journalistes prennent conscience d'une identité professionnelle qu'ils définissent difficilement : voilà une profession où l'on entre sans diplôme ni apprentissage spécifique, mais une profession salariée dont il importe d'exclure les « amateurs », ces gens qui écrivent dans les journaux sans en faire l'essentiel de leurs occupations, sans en recevoir l'essentiel de leurs revenus. Il leur est bien plus facile de se définir par leur fonction sociale et par les exigences éthiques de leur pratique journalistique. Si jusqu'en 1935, on ne sait pas très bien ce qu'est un journaliste professionnel, on connaît en revanche, et bien avant la Charte des devoirs professionnels des journalistes français de 1918, la déontologie qui fonde le journalisme et lui donne une réelle identité. Bien avant 1918, au temps de la presse d'opinion du premier xixe siècle, plus avant encore, lors de la Révolution, les journalistes ont énoncé des règles pour dire leur fonction sociale, pour « codifier » leur pratique. Ce discours éthique est si répandu, qu'on peut se demander s'il n'est pas la véritable pierre angulaire sur laquelle repose tout l'édifice du journalisme. Il est énoncé parce qu'il légitime le travail et la fonction sociale des journalistes. Qu'il soit réellement vécu ou non par ces derniers n'est pas le plus important. Dans l'ordre des représentations, il leur permet de prendre une posture et d'en retirer dignité et estime sociale. Pendant la Révolution, les journalistes exercent une magistrature de vérité – lisez Marat et son Ami du Peuple, lisez l'éloge funèbre d'Élysée Loustalot par son confrère Camille Desmoulins –, un pouvoir de vérité, véritable contre-pouvoir face à un pouvoir d'État supposé toujours abuser de sa puissance ou mentir aux citoyens. [2] Ce pouvoir de vérité trouve sa légitimité dans le service des citoyens, et dans des normes éthiques assumées comme telles. L'éthique semble si consubstantielle au journalisme, que dès les origines françaises de la presse, ses exigences sont énoncées par Théophraste Renaudot, le fondateur de la Gazette, qui paraît s'être ainsi défini un rôle face à l'État absolutiste, face aussi à son « public ».

Renaudot et ses préfaces

Les journalistes ont retenu quelques-unes des plus belles formules du médecin-gazetier, notées par les historiens de cette haute figure du xviie siècle. [3] De telles formules sont enchâssées dans tout un discours qu'il convient de prendre en compte. Pour ce faire, outre la longue Préface du Recueil des gazettes de l'année 1631, « servant à l'intelligence des choses qui y sont contenues », et les deux dédicaces au Roi des années 1631 et 1632, nous avons systématiquement relevé toutes les « préfaces » introduisant les Relations des nouvelles du monde receuà« s tout le mois de [janvier à décembre] 1632 [ou 1633]. Ces Relations ont pour premier but de relayer les Gazette et Nouvelles ordinaires, deux cahiers hebdomadaires de quatre pages chacun, à l'espace trop insuffisant pour présenter, correctement développé, tel ou tel événement, telle ou telle situation politique ou militaire : « Pour ce faire il ne suffit pas d'étendre la bièveté des Gazettes par les Nouvelles ordinaires, en s'accommodant à la portée et jugement divers des personnes, mais encore fallait-il ramasser de temps en temps ce qui avoit échappé à tous les deux. » (janvier 1632) « Tous les autres parlent dans mes Gazettes et Nouvelles, je n'ai que ce lieu pour vous entretenir et pour leur servir d'ampliation et éclaircissement. » (avril 1632) [4] Outre la justification de la Relation, apparaît ici celle de leur « préface » : le gazetier éprouve le besoin d'expliquer son travail et de le justifier.

L'entreprise est toute nouvelle : « Mais comme le gué n'est pas volontiers aisé à qui rompt le premier la glace. De même introduisant la publication des Gazettes en France, me suis-je résolu à m'apprivoiser toutes les disgraces qui suivent nécessairement ce genre d'écrire. » (février 1632). Il s'agit tout autant pour lui d'énoncer des normes afin de se persuader lui-même de la dignité de sa fonction, que d'en persuader le pouvoir d'État – c'est-à -dire le roi Louis XIII et son principal ministre, le cardinal de Richelieu – et les lecteurs. Si dès la Relation de janvier 1632, Renaudot chante « les actions de notre Monarque [qui] rayonnent d'une telle splendeur, qu'elles éclairent tout le continent, et servent de lumière à celles de tous les autres Potentats du monde », il n'oublie pas son lecteur et l'interpelle dans la Relation suivante, créant ainsi les conditions d'un véritable dialogue : « J'emploierai cet article hors d'œuvre à supplier mon lecteur, plutôt pour la satisfaction du public que pour la mienne, d'ajouter à ma Préface sur le recueil des Gazettes de l'année dernière : que mon récit étant l'image des choses présentes non plus qu'elles, il ne peut plaire à tout le monde. » Ainsi avons-nous raison de mettre en ce même corpus la Préface du recueil de 1631, les dédicaces au Roi et toutes ces préfaces : il s'agit d'un même matériau, au dire de Renaudot lui-même. Tout l'objet de ce long discours éthique est de permettre à Renaudot d'afficher une certaine distance et par rapport à un pouvoir d'État très fort et très contraignant, source de toute information, et par rapport à ses lecteurs, grâce à la vérité des faits. Que cette distance existe ou non n'est pas l'important. L'essentiel est d'afficher une posture de liberté en proclamant chercher la vérité.

Plus le temps s'écoule, moins Renaudot éprouve le besoin de s'épancher. Il propose neuf préfaces de Relation en 1632, six en 1633, enfin une dernière débutant un Extraordinaire en mars 1634. C'est dire que quelques Relations ne commencent que par un simple sommaire – en juin, octobre et novembre 1632, entre mai et septembre, en novembre 1633. Ce sont d'abord, jusqu'en mai 1632, les textes fondateurs où Renaudot se situe face à la vérité et à l'histoire, mais où il répond déjà Ã  quelques contradicteurs. C'est ensuite la grande querelle, lors du soulèvement de Monsieur, frère du Roi, et du duc de Montmorency : Renaudot et certains de ses lecteurs s'accusent réciproquement de partialité, avec une véhémence culminant en août et septembre ; la vérité de l'un n'est pas celle des autres, les opinions s'opposent. Dès janvier 1633, le gazetier s'efforce de calmer le jeu : malgré ses « ennemis », sa gazette, et l'on pourrait dire, sa fonction journalistique sont définitivement reconnues par tous ; cet apaisement explique la rareté des préfaces ; tout a été dit, le message éthique a été énoncé.

La construction des fondations : la vérité et l'histoire

Les gazettes – les journaux dirait-on aujourd'hui – trouvent leur première raison d'être dans la suppression des « faux bruits », c'est-à -dire des rumeurs qui peuvent courir dans le peuple, dans l'espace public :

Mais surtout [les gazettes] seront-elles maintenues par l'utilité qu'en reçoivent le public et les particuliers. Le public, pource qu'elles empêchent plusieurs faux bruits qui servent souvent d'allumettes aux mouvements et séditions intestines. [...] Les particuliers, chacun d'eux ajustant volontiers ses affaires au modèle du temps. Ainsi le marchand ne va plus trafiquer en une ville assiégée ou ruinée, ni le soldat chercher un emploi dans le pays où il n'y a point de guerre.(Préface de 1631)

Tuer les rumeurs en assurant une information claire et circonstanciée, voilà depuis toujours l'un des rôles les plus essentiels de la presse. Remarquons ici, qu'en ces temps de soulèvement populaire et nobiliaire contre l'accroissement des prélèvements fiscaux, les gazettes sont fort utiles au pouvoir d'État, ainsi que l'indique très clairement Renaudot. Elles sont aussi bien utiles aux personnes privées, qui peuvent gérer leurs occupations en fonction de ce qu'elles leur apprennent sur l'actualité, et notamment la guerre, en ces temps de la guerre de Trente Ans.

Un grand nombre de nouvelles « courent en une seule matinée sur la place », [5] ou sont envoyées par des correspondants, qu'il convient de vérifier, pour parvenir au plus proche de la réalité des faits. Et Renaudot d'énoncer les fondements de l'éthique journalistique. Recherche de la « vérité », « naà¯veté » et « ingénuité » : trois mots revenant souvent sous sa plume et devant caractériser le travail du gazetier. Il rapportera les faits au plus près de ce qu'il pense être la vérité après les avoir vérifiés, avec le plus de simplicité, le moins de déguisement possible.

En une seule chose ne céderai-je à personne, en la recherche de la vérité, de laquelle néanmoins je ne me fais pas garant. Étant malaisé qu'entre cinq cents nouvelles écrites à la hâte d'un climat à l'autre, il n'en échappe quelqu'une à nos correspondants qui mérite d'être corrigée par son père le temps. Mais encore se trouvera[-t]-il peut-être des personnes curieuses de savoir qu'en ce temps-là tel bruit était tenu pour véritable. Et ceux qui se scandaliseront possible de deux ou trois faux bruits qu'on nous aura donnés pour vérités, seront par là incités à débiter au public par ma plume (que je leur offre à cette fin) les nouvelles qu'ils auront plus vraies, et comme telles dignes de lui être communiquées.(Préface de 1631)

La « vérification des sources », comme on dit aujourd'hui, est opérée par comparaison, ainsi que le suggère Renaudot, alors qu'il déplore le peu d'attention de ses contemporains pour la véracité des nouvelles :

Joignez à cela que nous méprisons ordinairement ce qui nous est acquis, pour ce qu'il n'est plus assaisonné de la peine à le rechercher, qui en rendait la jouissance plus agréable, et que les merveilles mêmes ne le seraient plus si elles étaient ordinaires. Ce qui fera qu'une lettre partiale et qu'on n'aura pas moins de peine à lire qu'il y en aura eu à la faire déployer, ou une bizarre nouvelle dite à l'oreille sans auteur, qui se trouvera enfin ridicule, rencontrera quelquefois plus d'attention et de créance dans les esprits, que le plus certain article de nos Relations, tiré d'une vingtaine de lettres de divers endroits, auquel la conformité aura servi de pierre de touche.(Relation de février 1632)

Autre moyen de vérification, la distance que procure le temps, ainsi que l'avait déjà remarqué le gazetier dans sa Préface de 1631. Encore faut-il se méfier. On n'est jamais trop prudent. Les nouvelles peuvent certes être épurées par le temps, et retrouver toute leur « naà¯veté », leur vérité première. Cependant, les grands et les petits intérêts socio-politiques peuvent ensuite les investir et les charger de demi-vérités ou de demi-mensonges. Renaudot l'explique parfaitement dans l'un de ces raccourcis métaphoriques, dont il est coutumier :

Car il est des nouvelles comme des métaux. Ceux-ci au sortir de la mine sont volontiers mêlés de quelque terre, celles-là d'abord sont ordinairement accompagnées de quelque circonstance mal entendue, dont elles s'épurent avec un peu de temps, comme font les autres étant jetés dans leurs lingotières. Alors vous les avez en leur naà¯veté, mais attendez derechef quelque temps, et vous ne les y trouverez plus. L'art et l'intérêt les auront mis en œuvre, et changé leur première forme.(Relation de janvier 1632)

Le gazetier s'efforce de toujours atteindre au plus près de la vérité. Son seul intérêt est la vérité, ce qui n'est pas toujours celui de ceux qui « syndiquent », c'est-à -dire critiquent son travail :

Aussi n'ai-je autre intérêt qu'à vous dire la vérité, quelque haine qu'elle ait coutume d'engendrer. Je la courtise tellement que je la vais chercher jusques aux climats plus éloignés. Et pour ce qu'étant pauvre et toute nue comme vous savez qu'on la peint, elle n'a pas moyen de se défrayer : vous qui en êtes aussi amoureux aidez-moi à l'amener, et au lieu de syndiquer mes Gazettes quand elles sont faites, donnez-moi des matières pour les faire si véritables qu'elles ne puissent être syndiquées. Tous y sont bien invités par l'intérêt qu'ils ont de procurer le bien public : les curieux, par leur propre contentement ; les gens de conscience, par leur zèle et leur charité à montrer le droit chemin qui est celui de la vérité à ceux qui s'en dévoyent, et empêcher le cours du mensonge.(Relation de septembre 1632)

Il n'est pas toujours facile de parvenir à la vérité, Renaudot peut y échouer, mais toujours, il reconnaît son erreur et publie la correction qui s'impose :

Comme les jugements des hommes sont divers, il est croyable que plusieurs au contraire loueront en mes Relations cette naà¯veté, et leur tourneront à gloire la liberté qu'elles prennent de se dédire quand le cas y échet. Ce qui n'est pas le signe d'une âme basse (comme estime erronément le vulgaire) mais bien d'un courage relevé au-dessus des petites considérations qui détiennent ailleurs la vérité captive, le plus souvent sous une opiniâtreté puérile et scolastique ; mais toujours faute de bien concevoir que c'est l'effet d'une plus grande force d'esprit de revenir à un meilleur avis que de se tenir au sien.(Relation de mars 1632)

Encore faut-il expliquer et excuser de telles erreurs. Comme aujourd'hui les journalistes, le gazetier est soumis aux contraintes du temps. Il a beau rédiger un hebdomadaire, il ne dispose en fait que de quatre heures pour mettre en forme son texte, entre l'arrivée des derniers courriers et le début de l'impression. N'entend-on pas souvent les journalistes d'aujourd'hui, notamment ceux de la télévision, excuser leurs erreurs ou leurs fautes contre l'éthique par la trop grande rapidité de leur travail ?

Et si la crainte de déplaire à leur siècle a empêché plusieurs bons auteurs de toucher à l'histoire de leur âge, quelle doit être la difficulté d'écrire celle de la semaine, voire du jour même auquel elle est publiée ? Joignez-y la brièveté du temps que l'impatience de notre humeur me donne, et je suis bien trompé si les plus rudes censeurs ne trouvent digne de quelque excuse un ouvrage qui se doit faire en quatre heures du jour que la venue des courriers me laisse toutes les semaines pour assembler, ajuster, et imprimer ces lignes.(Préface de 1631)

Au-delà de cette contrainte purement matérielle, le gazetier et le journaliste d'aujourd'hui pâtissent d'être véritablement « noyés » dans l'événement. Renaudot l'a bien ressenti, et il excuse ses erreurs en comparant le journalisme – pour employer un terme d'aujourd'hui – et le travail de l'historien. Ce dernier dispose du recul nécessaire pour approcher au plus près de la réalité des situations. Le journaliste, vivant l'événement, n'en peut donner qu'une vision forcément tronquée, malgré tous ses efforts pour le restituer dans toutes ses dimensions :

Guère de gens possible ne remarquent la différence qui est entre l'Histoire et la Gazette. Ce qui m'oblige de vous dire que l'Histoire est le récit des choses avenues, la Gazette, seulement le bruit qui en court. La première est tenue de dire toujours la vérité. La seconde fait assez si elle s'empêche de mentir. Et elle ne ment pas, même quand elle rapporte quelque nouvelle fausse qui lui a été donnée pour véritable. Il n'y a donc que le seul mensonge qu'elle controuverait à dessein qui la puisse rendre digne de blâme.(Relation de mars 1632)

Belle et vigoureuse défense d'une éthique journalistique. Le gazetier, on l'a vu, doit toujours s'efforcer de parvenir au plus près de la vérité, en vérifiant ses sources. S'il y échoue, il ne peut qu'être pardonné, à condition qu'il n'ait pas menti sciemment. Défense ambiguà« cependant, parce que Renaudot et ses contemporains ne font pas toujours une distinction aussi tranchée entre l'histoire et la Gazette. À la fin de chaque année, les feuilles sont reliées les unes à la suite des autres, et l'hebdomadaire devient un recueil de sources pour l'histoire, voire un livre d'histoire. [6] La Gazette est surtout le récit de l'action du Roi. Elle vient apporter « toute la clarté possible à notre histoire qui est la sienne, comme il travaille puissamment de son côté à sa gloire qui est la nôtre. » (janvier 1632) Après avoir noté que le Roi ne dédaignait pas de lire la Gazette, Renaudot achève sa dédicace de 1631, en affirmant : « C'est au reste le journal des rois et des puissances de la terre. Tout y est par eux et pour eux qui en font le capital, les autres personnages ne leur servent que d'accessoire. » Ne nous méprenons pas sur le sens du mot « journal ». Tel un négociant, le gazetier dispose d'un registre-journal où il mentionne, jour après jour, les actions des « rois et des puissances de la terre » qui font le « capital » de l'entreprise. [7]

Il est clair qu'entre cette dédicace et la Préface de 1631, la Gazette a quelque peu modifié son projet. Après le service des marchands, vient celui de la gloire du Roi. Le discours légitimant de la Préface était construit autour de la seule utilité de la société ou de l'État – le « public » – et des personnes privées – les « particuliers ». Dans sa dédicace, la Gazette s'oriente vers la célébration et la défense de la politique de Louis XIII et du cardinal de Richelieu. D'où les critiques nombreuses et dures, semble-t-il, affrontées par Renaudot au printemps et à l'été 1632. La Gazette participe à la guerre de plume qui oppose le parti des « Bons Français » à celui des « Dévots » qui se reconnaissent pour chefs la reine mère Marie de Médicis, établie à Bruxelles, et les Marillac. [8]

La querelle de la partialité : l'été 1632 et ses suites

Ainsi comprend-on mieux les difficultés de la position de Renaudot. À sa place, il participe à l'effort d'information et de propagande d'un pouvoir qui sait dévoiler, quand il le juge utile, une partie des « mystères de l'État ». Pour se faire croire, le gazetier, mais aussi le pouvoir, doivent adopter une rhétorique de la vérité. Il serait cependant inutile et dangereux d'aider les « spéculatifs » à découvrir trop facilement les raisons qui font agir le Prince. Mieux vaut magnifier son action. Pendant les premières semaines de l'année 1632, Louis XIII est en Lorraine, où tel un ingénieur, il se passionne pour l'art des fortifications, cependant que Monsieur vit de frivolités à Bruxelles. Trop soucieux de plaire aux « puissances », Renaudot perd parfois toute mesure.

Lors d'un exercice militaire effectué en présence du Roi et du duc de Lorraine, au « bruit des fifres et des tambours », arriva un « chat sauvage d'une étrange grosseur ». Au lieu de fuir, l'animal « se lança furieusement au milieu des bataillons ». Aucun soldat ne parvint à s'en saisir. « Échappé de tant de morts il se jette entre les jambes de Sa Majesté », qui « l'étendit mort sur la place » d'un seul coup de son bâton de commandement, « au grand étonnement de toute l'assistance » qui commenta cet « augure » : « le vouloir et le faire étaient à Sa Majesté une même chose » ; « mourir et lui déplaire ce n'était qu'un » ; « elle savait venir à bout des esprits plus farouches, et pouvait plus seule que toutes ses troupes ensemble ». Quel mauvais présage pour le « Comté de Bourgogne qui portait autrefois un chat en ses armes », « il vaut mieux préjuger que la raison va rendre la paix éternelle avec l'Espagne » ! [9] Une telle anecdote ne fut pas du goût de tout le monde. Le pamphlétaire Mathieu de Morgues, pour l'heure l'un des fidèles de Marie de Médicis exilée à Bruxelles, s'en moqua :

On dit que des prodiges, qui présagent la ruine [des princes de l'Europe], ont paru à Vienne, à Madrid, à Milan, à Naples, à Bruxelles, à Cambray, à Arras : qu'on a vu des oiseaux de diverses espèces, qui ont plumé un aigle en l'air, et qu'un chat sauvage, qui était le cimier des anciennes armes de Bourgogne, ayant passé au travers du régiment des gardes du roi, est venu se faire tuer aux pieds de S.M. De là on tire des conjectures de la ruine indubitable de la maison d'Autriche ; cependant on assure qu'une colombe a accompagné six lieues la litière du cardinal duc, et lui a parlé à l'oreille ; laissant juger au lecteur si c'est celle qui instruisait Saint Grégoire, ou celle qui abusait Mahomet. [10]

C'était, selon Renaudot, censurer un détail parce qu'on ne pouvait censurer autrement. C'était un moyen de manifester une certaine opposition politique, alors que le cardinal de Richelieu faisait exécuter le 10 mai le maréchal de Marillac, l'un des chefs du parti des dévots :

Heureuse la condition des écrivains qui choisissent telle matière que bon leur semble sans être obligés comme moi, à suivre celle que chaque jour me présente. Ils n'expérimentent pas toutes les semaines les nouvelles censures de ceux dont la passion ne s'osant prendre ailleurs, n'excuserait pas la moindre faute d'une impression faite à la hâte, comme les nôtres y sont obligées, mais plutôt accuse sous d'autres sujets le récit des choses qui leur déplaisent, jusqu'à refuser au narré d'un chat ou d'un lièvre l'attention que le plus sévère peuple de la Grèce accorda bien au conte de l'ombre d'un âne. Plus sages en ce point que Suétone et Tite-Live qui daignent bien entrecouper le fil de la vie des empereurs et de l'histoire romaine par le récit de choses pareilles, et souvent beaucoup moindres.(Relation de mai 1632)

Les intrigues de Monsieur, la révolte du duc de Montmorency et sa répression n'apaisent pas les esprits, bien au contraire. Et Renaudot finit par trouver insupportable ce qu'il voulait bien pardonner quelques mois plus tôt. Il fera silence sur « ses censeurs », les vouant ainsi à l'oubli :

Tous les mois recommençant, découvrent bien les nouveaux artifices de ceux qui prennent à tâche de décréditer mes Histoires journalières. Mais n'ayant d'étendue à me défendre que le frontispice d'une feuille, où le plus laconique discours ne saurait loger assez de raisons pour les faire taire : j'aurai plutôt fait de les menacer de ce grand monstre volant, à qui Virgile donne tant d'yeux, d'oreilles, de bouches et de langues que de plumes, qu'on appelle la Renommée. Comme les peintres lui donnent une trompette en une main, je lui mettrai une Gazette en l'autre, où pour punition exemplaire, les noms de mes censeurs ne seront point écrits, tant que l'écume de leur fiel raccoisée [apaisée] les fasse venir à résipiscence.(Relation d'août 1632)

Renaudot, trop proche de la cause royale – n'insère-t-il pas dans la Gazette les nouvelles de la répression, rédigées par le Roi et corrigées par Richelieu ou ses collaborateurs [11] –, fait les frais des haines de parti. Aussi se décide-t-il à apostropher ses opposants avec une belle vigueur :

Non, elles ne sont point partiales : ce sont ceux qui le disent. Pareils à ceux qui regardent au travers d'un verre coloré, la passion leur fait juger les autres semblables à eux-mêmes. Ne voyez-vous pas que si j'eusse dit le Roi de Suède vaincu, Maestric secouru, la rébellion en France la plus forte : j'eusse bien parlé comme la plupart et n'eusse pas pourtant laissé de mentir ? Juge par là le lecteur s'il doit croire à tout esprit qui voudra diminuer la foi de mes Gazettes par un simple bruit contraire : et qu'il se ressouvienne, si leur grand nombre le peut permettre, combien de fausses nouvelles sèment ordinairement ceux qui exercent la plus rude censure contre les miennes.(Relation de septembre 1632)

Par la suite, le gazetier exprime encore sa colère. Il ne vise pas seulement les dévots, mais aussi les souverains étrangers qui pourraient s'opposer au roi de France. Comment ne pas penser ici à la reine mère, réfugiée à Bruxelles, où elle alimente une campagne d'opinion contre le Cardinal ?

Seulement ferai-je en ce lieu deux prières, l'une aux Princes et aux États étrangers, de ne perdre point inutilement le temps à vouloir fermer le passage à nos nouvelles : vu que c'est une marchandise dont le commerce ne s'est jamais pu défendre, et qui tient cela de la nature des torrents qu'il se grossit par la résistance. Mon autre prière s'adresse aux particuliers, à ce qu'ils cessent de m'envoyer des mémoires partiaux et passionnés, vu que nos Gazettes (comme ils peuvent voir) sont épurées de toute autre passion que de celle de la vérité. Mais que tous ceux qui en sont amoureux comme moi, en quelque climat du monde qu'ils soient, sans autre semonce que cette-ci, m'adressent hardiment leurs nouvelles.(Relation de janvier 1633)

La préface d'octobre 1633 retentit encore de la lutte des opinions. Renaudot invoque toujours la vérité, mais ce n'est plus « la » vérité, mais « ma » vérité. Lapsus ou volonté d'affirmer qu'il n'existe qu'une vérité, celle de Renaudot et de ses deux maîtres ? Comme le roi est source de toute information dans l'État, il l'est également de toute vérité. Sa parole est vérité. Au-delà des faux-semblants que Renaudot s'ingénie à déployer, n'est-il pas prisonnier de la vérité d'État ? Cela ne l'empêche pas de continuer sa guerre de plume. Il affecte, comme toujours, sincérité et recherche de la vérité. L'affirmation de cette éthique vise aussi à discréditer un adversaire qui vomirait des injures.

Comme je pense avoir esquivé le nom d'importun par le long temps qu'il y a que je laisse aller mes Relations, sans autre préface que celui de leur matière même ; ainsi dois-je éviter que les impressions artificieuses des ennemis de ma vérité ne la rendent suspecte. Ils veulent que mes nouvelles en soient moins vraies, pour ce qu'elles sont toujours de quatre feuillets. Faute de savoir qu'en recevant toujours beaucoup plus que n'en peut contenir cet espace, que m'a limité le travail journalier de mes imprimeurs et la plus grande commodité publique. Après qu'il est rempli, j'en retranche ce qui n'y peut tenir, et volontiers ce qui se trouve moins digne de votre lecture. [...] Ils se plaignent encore de ce que mes récits se trouvent désavantageux aux ennemis de cet État. Je leur réponds, qu'ils doivent faire ce qu'ils veulent [de ce] que je dis. Mais que le lecteur équitable juge si depuis trois ans que j'écris, ayant vu avorter tous les desseins formés au-dedans et au-dehors contre cet État, et au contraire, tous ceux de Sa Majesté réussir plutôt qu'elle ne s'était elle-même promis : écrivant autrement, je ne serais pas semblable à ces faux miroirs dont le creux représente les objets à l'envers ? Vous n'y lirez point toutefois d'injures vomies à leur exemple, il faut percer les ennemis de l'épée, et non pas du style : et il n'appartient de se fâcher qu'à ceux qui ne trouvent pas leur conte. Pour la fin, vous n'y verrez pas tout. Et quel volume le pourrait contenir ? Mais vous n'y verrez rien de faux où je n'aie été trompé le premier : de quoi les plus fins ne se peuvent toujours garantir.(Relation d'octobre 1633)

En dehors de ces arguments déjà bien connus, ces temps de grande turbulence permettent à Renaudot de compléter son discours éthique. Le gazetier doit s'efforcer « d'éclaircir ce qui est obscur », ses Relations « servent de lumière et d'abrégé » aux gazettes de chaque semaine, il entreprend « d'apporter de la lumière à nostre Histoire ». [12] Autant d'expressions pour signifier que son rôle est de décrire les événements, les expliquer, en faire comprendre les enjeux. Le gazetier doit aussi soigner son écriture, varier les sujets traités et diversifier leur approche, de manière à « divertir » ses lecteurs lassés par trop de sérieux. Il doit avoir accumulé suffisamment de connaissances historiques, géographiques, voire linguistiques pour informer sur l'étranger sans trop risquer de se tromper. Doit-il laisser libre son lecteur de juger, ou doit-il l'éclairer en formulant lui-même un jugement ? Question de toujours du journalisme à la française, qui sépare mal le récit des faits et le commentaire ou le jugement qu'on en peut tirer. De toutes ces qualités nécessaires à un bon journaliste, Renaudot fait les défauts que pourraient lui imputer ses censeurs de mauvaise foi :

Si mon discours est succinct, que l'on blâme mon obscurité. Si je veux divertir de quelque petit trait vos esprits lassés par le récit des choses plus sérieuses, syndiquez hardiment mes railleries. Si je tâche à contenter d'un style divers les uns et les autres, ne me le pardonnez non plus. Que chacun m'estime coupable de ce que je ne puis toujours deviner qu'elle est une fausse nouvelle entre cinq cents vérités que l'on m'envoie à la hâte, encore que je la corrige aussitôt que j'en ai la connaissance. Que l'on traite plus sévèrement la Gazette que l'Histoire dont on ne fait point jurer les témoins. Bref qu'il n'y ait si petit clerc qui ne se croie mieux fourni que moi de jugement au choix, et de promptitude en la disposition de ces nouvelles. (Relation de février 1632)Dites donc hardiment que je ne devrais rien écrire qui ne s'accordât avec l'histoire et la chronologie, la charte et la langue de chaque pays duquel je parle, ni par conséquent rien ignorer de toutes ces sciences là  : savoir parfaitement les noms propres de toutes les mers, les rivières, les montagnes, les bois, les villes, villages et maisons, voire de toutes les personnes du monde, avec leurs qualités, généalogies et prérogatives. Pour ce qu'à moins de savoir tout cela, on ne pourrait corriger les fautes des nouvelles que l'on m'envoie, comme aucuns de vous veulent que je fasse. Bien qu'il n'ait point paru jusques ici de calepin qui ait pu comprendre exactement l'une de ces parties. Que les autres soutiennent au contraire que je n'y dois rien ajouter du mien, mais déduire simplement les choses en la même naà¯veté qu'elles me sont écrites, afin de laisser le jugement libre à un chacun de la grossière erreur de ce marchand, du bon raisonnement de cet homme d'État, de l'ingénuité de cettui-ci, de la factieuse partialité de cettui-là  ; n'y ayant rien dans cette grande variété, dont quelque chose ne puisse plaire.(Relation de décembre 1632)

Le retour à des temps plus apaisés

À partir de janvier 1633, tout en répondant encore parfois vivement à ses contradicteurs, le gazetier s'efforce de calmer les passions. On peut penser que Richelieu, appréciant peu de telles querelles dans l'espace public, l'ait vivement encouragé à faire la paix. Renaudot affecte de noter, avec satisfaction, que sa gazette est définitivement admise et que seuls les fous contestent encore son existence. Il en profite pour rappeler qu'en tout, même dans la manière dont il parle des « Grands » – rois ou grands seigneurs – il sert la vérité :

Les suffrages de la voix publique m'épargnent désormais la peine de répondre aux objections, auxquelles l'introduction que j'ai faite en France des Gazettes donnait lieu lorsqu'elle était encore nouvelle. Car maintenant, la chose en est venue à ce point, qu'au lieu de satisfaire à ceux à qui l'expérience n'en aurait pu faire avouer l'utilité, on ne les menacerait de rien moins que des petites maisons. (Relation de janvier 1633)Je ne parle plus ici au public pour défendre mes Gazettes depuis qu'il n'y a plus que les fous qui leur en veulent. Mais bien dirais-je à ceux qui se plaignent de quoi je parle quelquefois des Grands sans les louer, que la vraie et solide louange se trouvant dans les actions vertueuses, dire la vérité c'est louer tout ce qui le mérite. Autrement mes Relations perdraient leur nom si j'en faisais des éloges.(Relation de mars 1633)

Espérant être libéré des combats de plume de l'année précédente, il débute très sereinement la Relation d'avril, et par la suite, jusqu'en septembre, il s'abstient de toute préface. Il ne veut plus être impliqué dans un journalisme de combat, qui pourrait d'ailleurs devenir dangereux, en multipliant les adversaires et en risquant – qui sait ? – de mécontenter le Roi et le Cardinal. Il se contentera de rapporter sans porter de jugement :

Mon travail s'adoucit avec les esprits de ceux qui me lisent. Et comme je le sentais grief, tandis que sa nouveauté l'exposait à autant de censures que de sentiments et de sentiments que de têtes, je confesse qu'il m'est à présent supportable depuis que la voix publique me reconnaît dénué de toute autre passion que de celle de l'ingénuité, et me prend pour le rapporteur et non pour la partie. Ce qui doit suffire à excuser les défauts d'un ouvrage dont la matière dépend d'autrui, et que la brièveté du temps qui lui est prescrite pour voir le jour m'empêche de pouvoir orner d'une plus belle forme.(Relation d'avril 1633)

Après son dernier combat d'octobre 1633, Renaudot se décida à sacrifier ces Relations où il avait été trop tenté de fustiger ses adversaires et de développer un journalisme d'analyse et de commentaire. Outre la préface, les lecteurs y trouvaient la présentation de l'état des forces en Europe et plus particulièrement dans l'Allemagne de la guerre de Trente Ans. Appelé Estat général des affaires à partir de juin 1632, cette longue analyse était accompagnée de récits occasionnels de plus en plus nombreux, permettant de développer plus longuement l'actualité. Précédé de préfaces parfois polémiques, ce journalisme mixte d'analyse et de simple récit avait fini, semble-t-il, par déplaire au Roi et au Cardinal, qui bien sûr ne sont pas nommés. Pour ces « puissances » cachées, dérobées aux yeux du profane, ces « quelques-uns », était-il concevable de laisser l'espace public retentir d'une telle liberté de jugement ? C'est tout au moins de cette manière, que l'on peut interpréter la préface de la dernière Relation, celle de décembre 1633 :

Ayant reconnu pendant les trois ans qu'il y a que j'ai commencé la publication des Gazettes en France, que quelques-uns trouvaient trop libre la naà¯veté des jugements que je croyais être obligé de faire dans mes Relations des mois sous le titre de l'État général des affaires : je me suis résolu de clore ces États par celui de ce mois et de cette année, et vous donner désormais en leur lieu pour servir d'entremets à nos Gazettes et Nouvelles Ordinaires, les seules et simples narrations des choses qui se trouveront le mériter, à mesure qu'elles se présenteront, à la fin des mois, à leur commencement, ou à leur milieu : et pour essayer par là de vous en rendre la lecture plus agréable, tant que derechef je vous trouve las de ce changement. Si bien qu'il ne me reste pour le passé qu'à vous excuser les défauts d'un style auquel la nouveauté de sa forme, aussi bien que de sa matière, a fait aplanir un sentier qui n'était point encore battu, et où par conséquent il était aisé de se fourvoyer. Et comme dans un État final on apure volontiers les comptes, et fait-on des sommes-toutes : je tâcherai de mettre sous les yeux d'un chacun l'assiette de tous les Princes et États de l'Europe en un abrégé, qui pourra servir aussi utilement de frontispice à l'histoire journalière de cette année, que de clôture à la précédente.(Relation de décembre 1633).

Si Renaudot perdait ainsi la possibilité de développer un journalisme d'analyse, il gagnait celle de multiplier les Extraordinaires, « seule et simple narration des choses », et de monopoliser leur publication au détriment de la communauté des libraires et imprimeurs. La monarchie ne désirait pas encourager l'esprit critique. Elle voulait bien distribuer de l'information, mais sous la seule forme qui lui convînt, le récit de célébration. Renaudot sacrifia ses Relations sans trop de regret. N'avait-il pas suffisamment énoncé son éthique de la vérité, pour devenir le gazetier par excellence, le « gazetier de France », ainsi que l'affirma beaucoup plus tard, en 1680, le Dictionnaire de Richelet ?

Premier énonciateur d'une éthique journalistique inséparable de toute activité de presse, Renaudot ne disposait pas de la liberté et de l'indépendance obtenues, difficilement, par les journalistes de la Révolution et du premier xixe siècle – mais qui aurait pu les avoir dans de telles fonctions, au temps du Grand Cardinal ? Il sut cependant constamment montrer de véritables qualités de journaliste, n'hésitant pas à un certain courage d'écriture lors des grands moments de la vie nationale, par exemple lors du siège d'Arras en 1640, ou bien pendant la difficile période de la Fronde. [13] Incontestablement, et cet exemple tendrait à le prouver, c'est bien l'éthique qui fonde le journalisme, qui crée le journaliste. De ce début en fanfare, de toutes ces proclamations de vérité et d'impartialité, Renaudot a tiré une autorité, certes contestée, mais une autorité qui lui a permis de se situer face au pouvoir d'État, mais aussi face à des lecteurs, dont les « jugements » et les « censures » participaient à la formation d'une « voix publique », cette opinion publique avant la lettre. [14]

[1] Michel Mathien et Rémy Rieffel (dir.), L'Identité professionnelle des journalistes, Actes du colloque de Strasbourg, 25 et 26 novembre 1994, Strasbourg, Alphacom, CUEJ, 1995 ; Denis Ruellan, Le professionnalisme du flou. Identité et savoir-faire des journalistes français, Presses universitaires de Grenoble, 1993 ; id., Les « pro » du journalisme. De l'état au statut, la construction d'un espace professionnel, Presses universitaires de Rennes, 1997 ; Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997 ; Christian Delporte, Les journalistes en France (1880-1950). Naissance et construction d'une profession, Paris, Le Seuil, 1999.

[2] Gilles Feyel, « Le journalisme au temps de la Révolution : un pouvoir de vérité et de justice au service des citoyens », article à paraître dans les Annales historiques de la Révolution française, n° 3-2003.

[3] Pierre Albert, « Renaudot et le journalisme », 4e centenaire de Théophraste Renaudot, novembre 1986, Cahiers de l'Institut Française de Presse, n° 1, septembre 1987, p. 29-41 ; G. Feyel, L'Annonce et la nouvelle. La presse d'information en France sous l'Ancien Régime (1630-1788), Oxford, Voltaire Foundation, 2000.

[4] Afin d'en rendre la lecture plus facile, nous avons « actualisé » l'orthographe des textes de Renaudot et nous avons parfois modifié leur ponctuation.

[5] C'est-à -dire dans l'espace public des places et des carrefours de Paris et des autres villes ; Relation de septembre 1632.

[6] Sur l'histoire, lire les analyses de Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d'un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000, ch. III, « Historiens du temps présent et pouvoir politique », p. 151-250.

[7] Le terme « journal », dans son acception presse, est né avec le Journal des savants, en 1665. Si nous employons par commodité les deux termes de journaliste et de journalisme, nous savons que le premier, inventé par Pierre Bayle en 1684, n'a été naturalisé français qu'en 1702 ; quant au second, apparu en 1705, il n'est pas employé pendant le xviiie siècle, sauf après 1783 et pendant la Révolution. Les deux mots qualifient le journalisme d'extrait ou de critique littéraire ou savante. On voudra bien nous pardonner de les employer à propos de la Gazette, feuille politique, et du travail du gazetier. Cf. Gilles Feyel, La presse en France, des origines à 1944. Histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses, 1999, p. 30-31.

[8] Sur cette guerre de plume, lire E. Thuau, Raison d'État et pensée politique à l'époque de Richelieu, Paris, Armand Colin, 1966 ; W. F. Church, Richelieu and Reason of State, Princeton, 1972 ; Roland Mousnier, L'Homme rouge ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), Paris, Bouquins Robert Laffont, 1992 ; Gilles Feyel, L'Annonce et la nouvelle, op. cit.

[9] Gazette du 16 janvier 1632 ; camp de Vic, 7 janvier.

[10] « Jugement sur la préface et diverses pièces que le Cardinal de Richelieu prétend faire servir à l'histoire de son crédit », Diverses pièces pour la défense de la Royne Mère du Roy très-Chrestien Louys XIII…, s.l., 1643 (textes rédigés entre 1631 et 1637), p. 554, extrait cité par Etienne Thuau, Raison d'État et pensée politique à l'époque de Richelieu, op. cit., p. 124.

[11] Gilles Feyel, L'Annonce et la nouvelle, op. cit., p. 172-173.

[12] Trois expressions tirées des Relations de juin 1632 et janvier 1633, de l'Extraordinaire du 10 novembre 1634.

[13] Gilles Feyel, L'Annonce et la nouvelle, op. cit., p. 191-263.

[14] Voir à ce sujet, notre prochain article, « Renaudot et les lecteurs de la Gazette, les “mystères de l'État†et la “voix publique†, au cours des années 1630 ».

Citer cet article : http://histoiredesmedias.com/Aux-origines-de-l-ethique-des.html

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