Recensions d’ouvrages
Ouvrage : Alfred Le Petit, Je suis Malade. Curieux carnets d’un séjour à l’Hôtel-Dieu en 1903-1905. Présenté par Guillaume Doizy et Jean François Le Petit (éd. Alternatives, 2007). Recension par Hélène Duccini.

La force de ce livre tient à celle de son héros lui-même. Après une introduction qui place le dessinateur dans son contexte, l’Hôtel-Dieu de Paris, il donne la parole à l’artiste entre septembre 1903 et mars 1905. Celui-ci s’exprime aussi bien, c’est-à -dire excellemment, par la plume que par le crayon. Journaliste et caricaturiste de talent, Alfred Le Petit (1841-1909) est une des figures-phares de la presse satirique de la fin du Second Empire et des premières décennies de la IIIe République, au même titre qu’André Gill, son contemporain. Engagé dans les polémiques de son temps, il place des dessins dans La Lune (1866) et dans Le Journal Amusant (1867-1883), fondé par Charles Philipon en 1856. Le Petit fonde lui-même son premier journal, le Tam-Tam, en 1867. En 1869, on le retrouve dans L’Eclipse fondée le 9 août 1868 par André Gill, pour remplacer La Lune interdite par la censure, le 17 janvier précédent. En 1870, Alfred Le Petit crée La Charge (1870-1871), puis, Le Pétard (1877-1879) et Le Sans Culotte (1878-1879). En 1871, après la chute de l’Empire, il dessine pour La Montagne, un journal communard, mais il ne prend pas part à l’insurrection et quitte Paris. On le retrouve ensuite dans Le Grelot (1872-1880), Le Charivari (1872-1886 et 1900-1901), Le Rire (1895-1898), c’est-à -dire les meilleurs journaux satiriques de la période. Entre 1896 et 1897, il est présent dans les feuilles anti-dreyfusardes et donne quelques dessins à L’Assiette au beurre en 1901. Il vit donc de sa plume et de ses dessins. Il s’adonne aussi à la photographie et se produit à l’Athénée dans des spectacles de chansonniers. En 1895, il expose à Paris et commence à tenir son journal en illustrant largement son texte de silhouettes, de scènes et de personnages de son quotidien.
Quand, le 5 septembre 1903, il entre à l’Hôtel-Dieu pour se faire soigner d’une furonculose aiguë, il a soixante-deux ans. Il n’est pas étonnant qu’il occupe ses journées à rédiger un journal, dont le livre suit le parcours chronologique. En fait, 93 pages sur 103 appartiennent aux carnets des quatre derniers mois de l’année 1903, sept se situent sur cinq dates de 1904, entre février et décembre et trois sont datées de janvier 1905.
Alfred Le Petit y raconte ses rapports avec le corps médical, les visites qu’il reçoit, l’évolution de son mal, mais, surtout, il peint ce monde clos dans lequel il est maintenant immergé, l’hôpital. Le dessin est pour lui une respiration et tenir ce carnet illustré maintient son moral en occupant son temps. Il porte un jugement distancié et bienveillant sur son entourage. Il raconte, au jour le jour, la vie du patient et les menus faits de son quotidien. On suit ainsi les visites du grand professeur entouré de ses internes, chefs de clinique et de laboratoire, de stagiaires, infirmières et religieuses, l’arrivée et le départ des voisins de lit, les soins trop souvent douloureux en particulier les piqûres ou les ponctions, opérées sur le malade atteint de pleurésie à l’aide d’une pompe aspirante et refoulante inventée par le grand professeur Dieulafoy, qui le soigne. Le Petit affiche ses portraits à la tête de son lit. Il attire l’attention des médecins, des soignants et des malades qu’il s’offre ensuite à portraiturer, inaugurant ainsi un petit commerce.
À travers son carnet, on découvre tout de la vie des malades. D’abord, les rituels de l’admission, interrogatoire et fiche de renseignement à remplir, déshabillage pour que les vêtements soient désinfectés dans des étuves, bain du patient. Puis, l’environnement immédiat : la grande salle Saint-Christophe qui compte quarante lits, qu’il juge bons, la tablette, fixée au-dessus du chevet, où se trouve l’urinoir et le bocal destiné aux urines, les meubles, en particulier la table de chevet avec un verre, une carafe et un pichet de vin. Sont aussi décrits les repas, pris au lit et les occupations de la journée, lecture très souvent, visites des parents et amis, jeux de société avec les voisins, cartes, dames et dominos. Le Petit décrit aussi les passages à la cantine où sont vendus « toutes sortes de bibelots, mais absolument rien pour manger ». C’est là , dans ces grandes salles communes, que les malades souffrent, quelquefois gémissent, meurent aussi, car on meurt beaucoup à l’hôpital.
Alfred Le Petit s’intéresse aussi aux maladies. En 1866, il a fait un séjour à l’Hôtel-Dieu de Rouen et poussé loin l’étude de l’anatomie. Entre 1903 et 1905, à l’Hôtel-Dieu de Paris cette fois et dans le lit du malade, sa curiosité ne s’est pas démentie. Elle l’amène à dessiner les malformations ou les difformités qu’entraînent certaines pathologies et les corps de la salle de dissection. Enfin, il fréquente le laboratoire et dessine les lieux, les animaux écorchés, les laborantins penchés sur leur microscope, les rayons où sont posés des flacons et des tubes en tous genres.
Tant par la plume que par le crayon, l’artiste nous livre un vrai reportage sur l’Hôtel-Dieu. Cet univers prend vie et s’anime des petits ennuis et des grandes douleurs de ceux qui viennent y chercher le soulagement de leurs maux. Alfred Le Petit laisse ainsi à l’histoire un témoignage exceptionnel que cette édition d’une partie de ses carnets révèle. Les reproductions des dessins, crayons noirs, sépias ou aquarelles sont excellentes et la mise en page très variée. On aurait aimé connaître leurs provenance, carnets ou feuilles volantes empruntées à des sources différentes, ce que la variété des formats des images reproduites ne permet pas de préciser. On regrettera aussi l’absence de tables, des matières et des illustrations, et certaines ambiguïtés : pour le premier regard d’un lecteur qui ne connaît pas l’artiste, le portrait de la couverture est celui d’Alfred Le Petit, ce que dément cependant l’absence de ressemblance avec l’autoportrait de la page 29. De même, en l’absence d’une légende précise, la présence, en quatrième de couverture, d’un amputé de la jambe appareillé provoque la même interrogation. Mais, on ne boudera pas son plaisir pour la lecture d’un ouvrage, à la fois aimable et grave, qui nous livre un extraordinaire témoignage sur l’hôpital au tout début du xxe siècle.
Hélène Duccini
Recension publiée dans Le Temps des médias, n° 8, automne 2007, p. 245-247.